Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

Afficher le texte en hongrois

ordre de paix russe

Ordre de paix russe loldats et vous, citoyens pacifiques ! Le cœur reconnaissant et heureux, nous vous faisons savoir que nous sommes enfin parvenus à une consolidation définitive et ferme de la paix en l’Europe, d’une façon digne d’un peuple civilisé. Le sage gouvernement russe, animé d’une volonté de fer, n’a regardé ni à la dépense ni aux tracas, il a réalisé, que cela plaise ou non à certains, son vieux  et brûlant désir de bâtir la paix en Europe, à travers tous les enfers. Cela nous a coûté une immense fatigue, mais notre peine a été couronnée d’un succès complet, nous avons la fierté de vous faire savoir que grâce à notre action digne d’un État sage et civilisé, la paix a éclaté dans toute l’Europe et elle se répand sur tous les fronts.

La chose a commencé lorsque le mollet d’un pays voisin, nous n’en révélerons pas le nom, fut piqué par un moustique. Le pays porta la main à son mollet pour en chasser l’insecte. Nous, avec modération et intelligence, reconnûmes aussitôt que c’était son droit - et nous avons illico envoyé deux cent mille hommes à la frontière pour faire savoir à notre voisin que nous voulions absolument la paix. C’est bien pour déclarer à ce voisin que nous voulons la paix, que nous avons envoyée tous ces hommes. Le voisin a mal interprété notre noble intention. Il nous a dépêché un ambassadeur pour nous demander d’exprimer clairement nos desiderata. Évidemment, sans tergiverser, animés d’une simplicité et d’une clarté viriles, nous avons déclaré tout de go que dans l’intérêt de la paix en Europe toutefois ainsi que néanmoins.

Mais apparemment, pour un autre voisin, même cette réponse généreuse et ouverte ne consolidait pas suffisamment la garantie de notre volonté inébranlable de paix et de progrès des peuples, ceci jusqu’à la dernière goutte de sang - cet autre voisin nous invita à déclarer sans tarder si nous voulions oui ou non attaquer ou ne pas attaquer. Afin de couper court à tout malentendu et nous laver de tout soupçon de contrevenir à la paix, nous envoyâmes là-dessus quatre millions de soldats à la frontière voisine, afin qu’ils y fissent savoir que nous voulions absolument la paix - dans chaque canon des fusils se trouvait un rouleau imprimé appelant à la paix les peuples de l’Europe - c’est ce rouleau que les soldats avaient ordre de tirer. Hélas ce noble projet n’a pu être mené à bien. En effet notre voisin a fondamentalement mal compris notre noble intention, en dépit de nos déclarations réitérées et résolues de vouloir absolument la paix, dans le cas où si donc éventuellement et pourtant contrairement.

Constatant qu’il restait encore des éléments soupçonneux, nous résolûmes dans l’intérêt de la paix de tenir compte de toutes les sensibilités légitimes et de couper court à toute incitation à la guerre. En faisant le raisonnement qu’en des temps aussi difficiles nos ambassadeurs se trouvant dans les pays voisins pourraient éventuellement les gêner par leur présence, nous avons préféré les rappeler, pour leur complaire et pour dissiper même l’ombre d’un malentendu.

Ainsi nous sommes en droit d’espérer avoir consolidé la paix, l’avoir, n’est-ce pas, définitivement installée. Et maintenant nous vous invitons, vous, paisibles citoyens, nous vous invitons à la paix, et ceci rapidement et sans tarder. Hâtez-vous ! Tous pour la paix ! En avant, en avant, pour pacifier nos frontières ! - Chacun doit se munir d’un fusil ou d’une arme quelconque pour que le voisin constate que nous ne dissimulons pas nos outils assassins dans nos domiciles, car nous voulons la paix, sacré nom d’une baïonnette ! Quitte à perdre nos deux bras, et même si nous devons tous tomber - nous exigeons la paix. Citoyens, tous à la frontière ! Et gare à celui qui n’y irait pas, c’est à moi qu’il aurait affaire, je vais vous faire voir, moi, ouste, obéissance ! Ne voyez-vous pas qu’il me faut la paix ? Allez et arrachez les oreilles et le nez de quiconque ne voudrait toujours pas admettre que nous voulons la paix. Vive la paix héroïque au mépris de la mort, arracheuse de nez et d’oreilles, la paix inébranlable !

 

Borsszem Jankó, 23 août 1914.

Article suivant paru dans Borsszem Jankó