Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Des amputés convalescents
à l’hôpital des invalides
- t
vous, mon ami ?
- En Serbie, près de
Il montre l’endroit dans le vide,
quelques centimètres sous ce qui a été son genou ; mais il le désigne d’un
geste sûr et précis : son doigt s’arrête en l’air, comme s’il touchait un
corps robuste et sensible.
- On me l’a pansée, j’ai cru que ça allait. Ça s’est brusquement
gangrené. On a dû d’abord la couper ici à mi-hauteur, puis ça s’est répandu. Il
a fallu recommencer. Je regrette seulement qu’on ne m’ait pas laissé le
genou ; tous ceux-là à qui on ne donne qu’une moitié de jambe, la poussent
avec le genou : ça fonctionne aussi bien qu’une vraie.
- Vous en aurez une avec un
genou articulé.
- Oui, et quand je m’assois,
chaque fois il faut le dégrafer.
- Vous reprendrez votre
métier ?
- J’étais maçon, guère
possible. J’aimerais quelque chose dans le service de l’État, mais c’est dur,
on est nombreux.
Il pousse un gémissement.
- ça fait mal ?
- Oui, mon gros orteil.
Celui qui n’existe pas.
Sur le lit d’à côté un homme aux
yeux sombrement perçants : on lui a amputé les deux jambes au niveau des
genoux. Il laisse pendre au bord du lit les deux moignons pointus, fourrés dans
les jambes de son pantalon. Il se fait prier pour me répondre, il ne me regarde
pas.
- Je m’appelle Sándor Fali, du département de Somogy.
- Vous êtes toujours aussi
triste depuis ?
- Il hausse les épaules.
- J’ai deux gosses. Je ne
les ai pas vus encore.
- Quel est votre
métier ?
- Paysan.
- Et votre femme ne vient
pas vous voir ?
Pas de réponse. L’infirmière
bénévole me dit en allemand qu’il ne l’a pas laissée entrer quand elle est
venue. Il ne veut pas la voir, c’est lui qui ne veut pas. Ils sont jeunes
mariés.
- Comment la chose est-elle
arrivée ?
Il ne comprend pas.
- C’est un shrapnell ?
Ou une grenade ?
- ça a gelé.
- Vous couchiez dans la
neige ?
- Dans l’eau. Mes jambes
étaient dans de l’eau glacée, toutes les deux. Impossible de sortir de là, ça a
tiré toute la journée. Même la nuit, et alors je me suis endormi. Le matin je
n’ai plus pu me lever. Elles étaient déjà noires toutes les deux, puis ça a été
plein de petits trous.
- Savez-vous lire et
écrire ?
Il hausse les épaules. À quoi ça
lui servirait ? Il est trop vieux pour ça, qu’est-ce qu’on lui veut ?
L’infirmière explique qu’ici on
apprend à lire et écrire aux analphabètes, certains progressent à vive allure.
Celui-ci ne veut pas.
- Pourquoi vous ne le voulez
pas, Sándor Fali ? Avec les mains on va plus
loin qu’avec les pieds. Vous verrez, vous serez encore quelqu’un.
Il lève sur moi un regard sombre.
- Avec ça aussi je ne
servirai que des autres.
- Avec quoi ?
- Si je sais écrire.
Un curieux point de vue.
- Bien sûr que vous servirez
les autres. Tout le monde sert quelqu’un d’autre, c’est de ça qu’on vit. Celui
qui s’imagine être son propre maître, ne sert-il pas aussi les autres ?
Seulement on a tantôt un bon maître, tantôt un mauvais, tantôt un plus riche,
tantôt un plus pauvre. Même le roi est en service : il sert son pays.
Il pousse un immense soupir.
- J’aurais mieux fait d’y
rester.
- Comment pouvez-vous parler
ainsi ?
- Monsieur ne peut pas le
savoir. Vous n’avez pas vu mes deux jambes.
Il fixe son regard devant lui.
- Moi, je crois, Sándor Fali, que vous ne raisonnez pas bien. Voyez-vous, moi, je
pense que l’homme a beaucoup à perdre avant de perdre la vie, et vous, vous
avez encore une longue route devant vous. Voyez-vous, si quelqu’un vient et me
demande : qu’est-ce que je donnerais plutôt, mes deux jambes ou ma main
droite ? Eh bien, moi je donnerais plutôt mes deux jambes parce qu’avec mes
jambes je ne peux faire qu’une seule chose, marcher, mais avec ma main je peux
faire des centaines de choses. Et puis, si on me coupait les deux jambes et
qu’on venait encore me voir : qu’est-ce que je préfère donner, mes deux
mains ou la lumière de mes yeux ? Et bien je donnerais plutôt les deux
mains qui me resteraient, parce qu’avec les mains je ne peux faire que cent
choses alors qu’avec les yeux je peux en voir des centaines de milliers. Et si
on me coupait les deux mains et on revenait me voir : qu’est-ce que je
donnerais plutôt, la lumière de mes yeux ou ma tête ? Alors je donnerais
la lumière de mes yeux parce qu’avec mes yeux je peux voir cent mille choses,
mais avec ma tête je peux encore en penser des centaines de millions. Et sans
mains, jambes, yeux, j’aurais compris tout ce qui me serait resté même dans cet
état, alors a fortiori si j’avais pu garder mes yeux et mes mains ! Je
n’aurais même pas idée de vouloir en plus des jambes. Croyez-moi, Sándor Fali, vouloir marcher sur ses vraies jambes n’est qu’une
mauvaise habitude, alors qu’il existe de magnifiques jambes artificielles,
précises, indemnes de tout rhumatisme, sur lesquelles ne poussent même pas des
varices. En admettant que vous naissiez dans un pays où tout le monde a des
jambes artificielles, qui pourrait dire si vous n’auriez pas eu honte de vos
vraies jambes et si vous ne les auriez pas fait couper comme une tumeur. Vous
n’auriez même plus idée que ce soit possible autrement.
Il pousse un long soupir, fait un
geste résigné.
- Oui, oui. Si au moins
elles ne me faisaient pas mal tout le temps.
- Où ça ?
- Là.
Il désigne un point en l’air,
devant lui.
- Comment cela fait-il mal,
dites ? ça pique ou ça
brûle ?
- Qu’est-ce que j’en sais.
Je les sens, c’est tout. Je sens chacun de mes orteils séparément. Je ne les
sentais jamais quand ils étaient là.
Un demi-homme
arrive par l’autre côté avec entrain, en gesticulant : il a les deux
jambes amputées au-dessus des genoux, il se déplace sur les deux moignons
emmitouflés, il n’a pas encore reçu ses prothèses, mais il ne tient pas en
place, il bouge, circule sans cesse. Il est vif, de très bonne humeur, ses yeux
rient malicieusement. Il explique quelque chose avec animation, mais en
tchèque, je ne comprends pas. La demoiselle infirmière comprend sa langue, elle
nous le traduit. Ce Tchèque espiègle n’a pu que deviner le sujet de notre
conversation, il explique sa bizarre situation à lui : il sait qu’il est
sur le sol et pourtant il sent ses jambes, rallongées comme si elles perçaient
le plancher et continuaient dessous, sous la terre, il sent ses deux jambes,
les orteils, les genoux, tout – et au début il était vraiment étonné de pouvoir
se déplacer alors qu’il se sait clairement enraciné, enterré presque jusqu’à la
ceinture.
Par la suite, tous ceux avec qui
je parle disent qu’ils sentent la jambe qui n’est plus – elle fait mal, elle
brûle et elle démange : il faut s’en occuper et penser à elle – la jambe
amputée, enterrée, tombée en poussière reste avec eux, ne les lâche pas, exige
ses droits, demande surveillance et soins, plus que quand elle était vivante.
L’instinct n’y a pas renoncé et il continue de servir, des mouvements réflexes
montent la garde auprès de son lit refroidi et vide, ils veillent obstinément
leur patronne, ils n’admettent pas qu’elle est perdue, ils chassent les
trouble-fêtes et disent doucement : elle est malade, épargnez-la. J’ai
observé ces réflexes. Un soldat amputé des deux jambes, assis au bord de son
lit, laissait pendre ses deux moignons ; quand je me suis approché de lui,
d’un geste brusque il a reculé son corps et a tressailli, il a craint que je
lui marche sur les pieds car effectivement j’ai fait un pas à l’endroit où ses
pieds auraient été posés s’il les avait encore eus. Un autre, déjà équipé d’une
jambe artificielle et qui se promène gaiement, explique qu’il lui arrive
souvent de porter la main à la cheville de sa prothèse : il y ressent une
douleur. Un troisième (amputé des deux jambes) raconte en souriant l’aventure qui
lui est arrivée le matin même – il venait de se réveiller en bâillant, encore
ivre de sommeil il a mis les pieds par terre : il a basculé son corps en
avant, sans se tenir, il a allongé les jambes tant il les sentait, mais il a
culbuté et il est tombé sous son lit, il a fallu qu’on le ramasse. Il a failli
s’en évanouir de surprise : il avait le sentiment de voler ou de tomber
dans un vide profond, ou encore que le
sol s’était ouvert sous lui.
Les jambes emportées par des
grenades ou pourries dans des trous gelés reviennent et ne cessent de hanter,
elles se relèvent dans les haillons ensanglantés des tables d’opération, les
jambes amputées se remettent en marche par les sombres nuits, à la recherche de
leur maître, elles frappent à la porte, elles pénètrent et elles se mettent à
déambuler entre les lits alignés des hôpitaux. Dans une conférence de
vulgarisation scientifique je leur explique d’où provient cette illusion :
des nerfs conduisaient, n’est-ce pas, au cerveau et le cerveau qui capte les signaux
les projette là où aboutit le nerf, disons, dans l’orteil. Le pied a été coupé,
mais le nerf subsiste tronqué, l’extrémité tronquée du nerf capte le signal
sensoriel et le transmet au cerveau, mais le cerveau est habitué à ce que le
nerf qui normalement transfère une impression aboutisse normalement dans
l’orteil, il considère que le signal qui vient d’arriver émane toujours de là.
Le central sait que le poste téléphonique du câble numéro tant et tant se
trouve, disons, à Vienne, mais quelqu’un a coupé le câble à Bratislava et
a noué dessus un autre appareil qui
maintenant appelle le central de là-bas : le central, connaissant le
numéro, croit évidemment que l’appel vient de Vienne.
Rien à faire, ils croient en
leurs jambes car ils sentent qu’elles leur font mal. J’ai beau expliquer à
quelqu’un qui a vu un fantôme que ce n’était qu’un cauchemar, une image
illusoire projetée par les sens trompés, peine perdue. Il a vu le fantôme, il a
vu son enfant mort, il était là auprès de lui, à son chevet, il l’a senti quand
il l’a pris par la main, il lui a souri, il a senti la chaleur de son corps.
Moi je dis que c’est pure hallucination, un défaut de fonctionnement du
cristallin, mais alors comment aurait-il senti le corps de l’enfant, il l’a
même touché, tenu pendant une minute, il lui a parlé, puis l’image s’est
disloquée et a disparu dans la nuit. Son enfant revient de sa tombe et le
hante : que Dieu apaise le mort errant, inquiet.
Je reste pensif. La mère qui voit
le fantôme de son enfant a été un seul corps avec l’enfant, leurs nerfs étaient
tissés ensemble, ils se sentaient l’un l’autre. La mort a coupé d’elle l’enfant
qu’elle aimait – n’est-ce pas un simple phénomène biologique qu’elle le sente
encore longtemps, parfois durant des années, comme s’il était encore avec elle
et comme s’il se plaignait d’avoir mal de ne plus exister, et qu’elle croie que
c’est à elle que cela fait mal ? Nous sentons la jambe amputée, elle nous
fait mal – l’enfant que nous aimions avec notre sang et notre cœur, son corps
était lié au nôtre par des réseaux secrets, et quand il est mort, il nous
arrive souvent de tourner dans la pénombre de la chambre, de tendre les bras,
et lui, il les attrape, nous voyons un instant clairement son visage vivant
avant de nous rappeler qu’il est mort et le fantôme disparaît.
Az Újság, le 4 avril
1915.