Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ans
le grand zoo de l’entente je me suis endormi, et quand je me suis réveillé les
portes étaient déjà fermées. Puisque je suis là, me suis-je dit, j’essaierai de
chercher quelque chose, je ferai des interviews sur ce qu’ils pensent, quand
est-ce que la guerre finira, et je dormirai bien quelque part où on me fera une
petite place. Je frappai chez la taupe au hasard. Elle me tâta le visage avec
enthousiasme car ses yeux étaient aveugles.
- En tant que rédacteur de
"Longue-Vue", je vous salue chaleureusement, jeune homme. La guerre
durera naturellement tant que nous n’aurons pas piétiné nos ennemis et humilié
leur orgueil. Ô, je vois le futur glorieux dans lequel nous aurons tous un rôle
à jouer. En avant, en avant, à la guerre, à la victoire, jeune homme !
Je me sauvai effrayé de la cage
et je frappai à la porte de l’éléphant. Il me toisa d’un air soupçonneux.
- N’êtes-vous pas un
déserteur ? Un jeune homme aussi costaud et bien portant a sa place au
front.
Je lui montrai mes documents.
- Vous pouvez toujours vous
porter volontaire, cria-t-il, gesticulant vivement de sa trompe. Pouvez-vous
imaginer quelque chose de plus beau que l’enthousiasme jeune et pétulant qui
vous fait avancer sous la pluie des balles, irrésistiblement et méprisant la
mort ? Si mon poste difficile et de responsabilité ne me retenait pas à la
maison, je sautillerais par monts et par vaux comme une alouette dans le champ
de la mort héroïque. Vive la guerre, à bas les lâches opportunistes !
La girafe me reçut en costume
trois-pièces avec un sourire de diplomate.
- Naturellement notre plus
vif désir à nous tous, à moi aussi, est que les peuples retrouvent le chemin de
l’évolution pacifique et que règnent la culture et
Je me tournai ensuite vers le
bœuf.
- Je vote une confiance
complète au gouvernement, dit-il inébranlablement. Voyez-vous, le gouvernement
est le mieux placé pour savoir de quelle façon et jusqu’où. Je n’ai pas d’autre
désir que d’être un brave et utile citoyen de ma nation et, s’il le faut, je la
défendrai jusqu’à ma dernière goutte de sang.
- C’est cela, jusqu’à la
dernière goutte, redoubla un moustique au sommet de la tête du bœuf, mais cette
dernière goutte sera pour moi.
Et il se remit à sucer le sang
avec application.
L’âne se mit à braire abondamment
quand je lui demandai de me laisser entrer un instant dans sa cage. Ses yeux
ensanglantés s’exorbitèrent.
- Vous me prenez apparemment
pour un âne, pesta-t-il, vous qui êtes en mission, sale boche, sale
Allemand ! Moi, on ne me la fait pas, je vous ai tout de suite
reconnu ! Allez, mes amis, attrapez-le, cet espion ! Espion !
C’est un traître ! Arrêtez-le !
Un grand chambardement
s’ensuivit, des animaux accoururent de toutes parts. Impressionné, je reconnus
que j’étais un âne d’aller chercher de l’objectivité chez l’âne. Des yeux
menaçants luisirent dans le noir, des poussins, des coqs m’assaillirent en piaillant
de leurs tonitruants cocoricos avec les poules, leur crête rouge flottant au
vent. Des biches et des colombes gesticulèrent en sifflant, elles attrapèrent
mon pardessus. Les porcs m’attaquèrent en grognant, pris d’une colère
déchaînée, « Boche, Boche », crièrent les singes et ils me sautèrent
dessus depuis la cime des arbres.
Ce n’est plus une plaisanterie,
ce ne sont que de faibles animaux, lâches et stupides, un à un on en viendrait
facilement à bout, mais ils sont nombreux – je dois fuir.
Je courus en haletant, cette
armée bariolée sur mes traces. Quand le meilleur coureur d’entre eux mordit mon
talon, je n’eus plus le choix, je poussai la porte de la première grotte et je
la claquai derrière moi. C’est seulement ensuite que je pris la peine de regarder
où j’étais. Grand fut mon ahurissement quand je découvris dans le noir la
crinière jaune d’une grosse tête. J’étais dans l’antre du lion.
- C’en est fini de moi,
pensai-je, pas de chance. Le lion !
Il ne bougea pas. Une minute plus
tard, lentement, il alla à la porte en traînant la patte, une balle l’avait
blessé. Puis il revint vers moi.
- Ils sont partis, dit-il.
J’attendais qu’ils soient loin. Je vois que la course vous a exténué.
Allongez-vous, reposez-vous.
Je m’assis et longtemps nous nous
tûmes et nous reposâmes.
- ça va durer encore longtemps ? – demandai-je
doucement.
- Pas très longtemps à mon
avis, dit-il d’une voix pondérée. Ma blessure est profonde et ma fièvre monte.
Je ne tiendrai plus longtemps.
- Mais je… je parlais de la
guerre… si elle allait durer.
- Ah, ça ? Il fit un
geste de mépris. Elle finira bien aussi quand je ne serai plus. Ils n’attendent
que ça, puis ils chercheront à faire la paix, et la paix viendra.
Az Újság, le 30
juillet 1916.