Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
royaume de pologne
Cher Monsieur le
Rédacteur,
Quelques jours sont passés depuis la
proclamation qui a libéré la Pologne, et j’ai laissé
entendre plusieurs fois que j’ai constamment observé les
progrès du susdit État ; je peux vous l’assurer,
Monsieur le Rédacteur, avec la plus grande joie et une immense
satisfaction, je suis de tout cœur pour cette libération et que cet
état se choisisse un roi. Pourtant, personne ni aucune anticipation
journalistique ni aucune déclaration officielle n’ont encore
nommé la personne du roi à venir.
Je peux vous assurer, Monsieur le
Rédacteur, que loin de moi toute nervosité politique ou toute
arrière-pensée personnelle lorsque je constate simplement que cet
état de transition et d’incertitude m’est
désagréable, voire pénible. Monsieur le Rédacteur,
vous me connaissez bien et depuis longtemps, vous savez que je suis un homme
simple et droit qui aime les situations claires, et que j’ai toujours
méprisé les spéculations autour de ma personne et les
chuchotements. Mon Dieu, j’ai pu avoir moi aussi des projets et des
ambitions, mais je ne les ai jamais dissimulés, et je n’ai jamais
essayé de les atteindre par des détours ou des voies secrets.
C’est la raison pour laquelle je ne peux pas laisser sans réagir
certains signes ou allusions (d’accord, masqués et
imprécis) que je constate autour de ma personne depuis la proclamation.
Pour couper court aux spéculations
anachroniques et de mauvais goût, permettez-moi de déclarer avec
fermeté par la présente dans les pages de votre respectable
revue, que je n’ai reçu aucune offre ou invitation pour occuper le
trône de Pologne, je n’ai fait aucune démarche ni
officielle, ni officieuse, ni privée, dans ce sens. Celui qui
alléguerait autre chose serait malveillant et m’imputerait des
sentiments ou des intentions qui m’ont toujours été
étrangers.
J’ai toujours été un
ouvrier consciencieux de mon métier et de ma vocation et n’ai
jamais désiré m’en écarter. Collaborateur modeste de
votre excellente revue, je suis totalement satisfait de ma situation et je peux
vous assurer, Monsieur le Rédacteur, que ceux qui prétendent que
je chercherais en secret à négocier avec d’autres entreprises
afin d’améliorer ou changer ma situation, ne peuvent être
que de vils calomniateurs. J’ignore comment vont ces temps-ci les
affaires de la Pologne, je répète que j’ai toujours
respecté l’institution de cet État, mais j’ignore et
je ne cherche pas à connaître le montant du traitement de ses
fonctionnaires. Je vous assure, Monsieur le Rédacteur, que je n’ai
nulle intention d’abandonner la revue "Az Újság" en
dépit de toute offre éventuelle paraissant matériellement
ou moralement plus favorable ou plus alléchante que je pourrais
recevoir. Mes amis et connaissances les plus proches n’ignorent pas que,
par suite de certaines complications momentanées de ma situation
matérielle, il a pu m’arriver d’être obligé de
toucher à l’avance une partie des honoraires concernant un travail
à faire plus tard, mais cette fois je peux déclarer avec la plus
grande fermeté que toute allusion à ce que j’aurais
touché une avance de Pologne à quelque titre que ce soit serait
pure calomnie. (Au fait, j’y pense : j’écrirai la
nouvelle que je vous dois, au plus tard après-demain.)
Au demeurant j’ai de bonnes raisons
de deviner d’où provenaient ces bruits qui me sont si
désagréables. La clique littéraire qui représente
les intérêts d’un de mes confrères écrivain
par ailleurs excellent et talentueux aurait bien aimé me faire
paraître sous le jour d’une personne envieuse, cherchant à
s’approprier des choses sous le nez d’autrui. Eh bien, j’ai
l’honneur de déclarer que je verrais ce confrère
écrivain, dramaturge et journaliste méritant sur le trône
de la Pologne très volontiers sans aucune jalousie de ma part,
j’ajouterai même qu’à l’heure actuelle je ne
vois aucun autre homme plus digne et mieux capable d’occuper ce poste.
Dans la mesure où il mijote de tels projets dans son for
intérieur, non seulement je ne lui mettrai pas de bâtons dans les
roues, mais au contraire, je le recommanderai le plus chaleureusement possible
aux décideurs compétents dans cette affaire.
Après vous avoir demandé,
Monsieur le Rédacteur, de bien vouloir publier la présente
déclaration dans vos pages, je dois prendre congé car deux hommes
en bonnet, de moi inconnus, se tiennent ici depuis une demi-heure. Ils me
harcèlent pour que je cesse enfin d’écrire et que je les
accompagne en voiture faire un tour à Buda, vers Hűvösvölgy[1]. J’ignore ce qu’ils me veulent
et pourquoi ils insistent tant pour m’emmener en promenade. Ils parlent
aussi d’une sorte de chemise qu’ils désirent m’offrir.
En vous priant de publier ces pages,
cordialement, F.K.
Az Újság,
15 novembre1916.