Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Le général de corps d’armée sauta
de sa place.
- Maman !
- Mais c’est moi, vilain
garnement ! – acquiesça la vieille femme.
- À cette heure… Ici, à
l’état-major… Sans prévenir…
- C’est veillée de Noël, dit
la vieille avec douceur, je t’ai envoyé une dépêche, mais tu n’as pas dû la
recevoir. Au demeurant je suis arrivée sans difficultés.
- Ma chère Maman…
Asseyez-vous… Je suis complètement bouleversé.
- Pourquoi, mon fils ?
Il n’y a rien de mal là-dedans. Je voulais passer la veillée de Noël avec mon
garçon, avec mon grand garçon. Qu’une vieille femme n’ait pas sa place ici où
des hommes jeunes se battent, qu’est-ce que ça peut faire ? Demain matin
je repartirai.
- Ma petite Maman, il ne
s’agit pas de ça… Je suis très très heureux – mais
moi… Moi ici…
- Je vois, Doudouche, tu travailles… ça
ne fait rien. Je m’assoirai ici dans l’alcôve, et je t’attendrai… Quand tu
seras prêt nous boirons une tasse de thé ou un punch… C’est Noël…
- Je n’ai pas de Noël,
Maman.
- Tu n’as pas de Noël ?
Comment est-ce possible ?
- La guerre ne connaît pas
de fête, Maman. Rien ni personne ne peut arrêter cette machine, pas même un
instant… Tout ce qui au dehors est recueillement et grâce et sentiment est ici
faute grave et dangereuse car c’est autant de brèches ouvertes sur le blindage
où on peut frapper… En cet endroit où nous nous tenons en ce moment, il y a
risque d’une attaque immédiate des deux côtés… Si nous lâchons un instant la
détente de notre arme, que ce soit Noël ou la descente du Saint-Esprit,
l’ennemi en profite pour respirer et d’un coup prend l’initiative… Cette soirée
est critique : non seulement nous ne devons pas nous reposer… mais…
Ses yeux lançaient des éclairs.
La vieille le fixa avec terreur.
- Mais ? Tu ne veux
tout de même pas dire que ce soir…
- Chut… Plus bas, Maman.
Mais si, je le pense… Cette nuit nous passerons à l’attaque.
La vieille se frappa les mains.
- La nuit de Noël ?
- Même si c’était le dernier
Noël du monde… Je ne peux pas rater cette occasion, Maman. Cette unique
occasion ! Vous voyez… ces cartes… Vous voyez toutes ces lignes rouges que
j’ai tracées… J’ai achevé les plans quelques minutes avant votre arrivée… J’ai
tout bien réfléchi… On ne peut pas manquer cela… Mais seulement si nous
l’exécutons dans l’immédiat… Demain il sera trop tard…
- Trop tard ?
- Trop tard ! J’ai tout
bien vérifié… J’ai découvert la magnifique opportunité il y a quelques minutes…
Il est de mon devoir de la saisir, et je la saisirai… Demain ! Demain ce
point, là-bas… Vous voyez ce point sur la carte ?… Il n’aura plus
d’intérêt… C’est aujourd’hui qu’il faut le prendre.
Il parlait avec passion en
oubliant à qui il parlait… Comme au conseil, il se lança dans des explications
à la vieille femme.
- Tu vois ?… Ici, sous
le remblai… Deux régiments sont cachés, enterrés… Ceux-là sortiront dès que la
lune se lèvera… Ils avanceront jusqu’aux premières positions… Trois autres régiments
au pied de la montagne… Face à eux une vallée que l’artillerie ennemie tient
sous un feu de barrage… Tant pis, nous devons nous emparer de l’entrée de la
vallée… Car au-delà, au-delà…
- Au-delà…
- Je ne peux pas le dire,
pas même à toi. Une chose est sûre, c’est que ça me prendra jusqu’au matin… Je
lance deux régiments dans la vallée… Les trois autres latéralement, d’ici, sur
les gorges…
- Sur la vallée ?
N’as-tu pas dit… que c’est là qu’il y avait…
- Oui, le feu de
barrage ! Tant pis ! Je sacrifie deux régiments ! Le temps que
l’ennemi en finisse, la route restera libre… Il n’y a pas d’autre moyen. Il
faut le faire même si mon cœur pleure pour les gars… Mais il me les faut, j’en
ai besoin, j’ai besoin des…
- Des trains ! – dit la
vieille.
Le crayon tomba de la main du
général de corps d’armée, il regarda sa mère bouche bée.
- Comment sais-tu ça ?…
Chuchota-t-il. – D’autant plus que… D’autant plus que ces trains ne stationnent
là que cette nuit… Je suis seul à le savoir…
La vieille s’en étonna elle-même.
- Excuse-moi, je ne suis
qu’une stupide vieille femme, s’excusa-t-elle en souriant, je n’y connais rien…
Pardonne-moi, mon cher petit…
- Mais alors… Comment
l’avez-vous su ?
- Quoi ? Ah, les
trains… Ah, je n’ai même pas écouté ce que tu disais… Je regardais ta bouche et
tes yeux, mon cher garçon, et j’avais le cœur serré… Et tout à coup, comme si
c’était hier… J’ai revu une veillée de Noël… Trente-cinq ans plus tôt… Tu avais
huit ans… Et maintenant quand tu as dit, les yeux clignés, « il me les
faut, j’en ai besoin… » - ta bouche, tes yeux et ta voix étaient
exactement les mêmes que ce soir-là… En cette veille de Noël… Et je me suis rappelée que tu disais la même chose de la même façon… Tu te
rappelles, quand tu as reçu deux boîtes de soldats de plomb… Mais le Pista des
voisins a reçu un petit train… Et alors tu ne voulais plus des soldats… Tu
disais que tu étais prêt à les donner à Pista contre le train… Et pendant que
tu le disais, tu clignais des yeux pareillement… « Il me le faut, il me le
faut », tu disais… Alors ça m’est revenu et ça m’est monté aux lèvres… Le
train… Il ne faut pas m’en vouloir…
Le général de corps d’armée ne
répondit pas. Il s’assit lentement, il posa lentement son front sur ses mains
comme quand on est réveillé d’un long sommeil lourd par une voix connue et
simple qui appelle depuis des chambres lointaines et anciennes… Et que dans son
sommeil troublé il avait prise pour la foudre du ciel.
Az Újság, le 26
décembre 1916.