Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
JOUEURS
D’ÉCHECS EN 1916
- À combien la partie ?
- Comme vous voulez.
- Dites-le, vous.
- Disons, deux couronnes.
- Ça me va.
- Qui commence ?
- Toujours les blancs. Tenez, quelle main ?
- Celle-ci.
- Bon. Le blanc. C’est vous qui commencez.
- Une seconde, j’installe les pièces.
- Oui ? Alors je les installe moi aussi, si vous les
installez.
- Bien, c’est fait, alors si vous permettez, je prends ce pion-ci
et je l’avance un tout petit peu.
- Je souhaite constater que ce premier pas a été ce qui m’a motivé
pour déplacer, face à votre pion, un pion moi aussi. De ma part, il s’agit
simplement d’autodéfense.
- On verra. En tout cas je tiens à inviter sa majesté le fou qui
avec sa tête noire glandait ici parmi mes pièces blanches à réclamer d’urgence
et sans délai son passeport, et à franchir la ligne médiane.
- Eh bien je demanderai la même chose à sa majesté la tour noire à
tête blanche. Et par là l’ouverture a bien eu lieu.
- C’est exact. Que donc défile la chevalerie. Je me suis placé
ici.
- Je peux en faire autant.
- Ce n’est pas mal. Mais moi, j’ai des réserves, si vous
permettez.
- J’en ai aussi. Allons-y.
(- Dites, malheureux, c’était plutôt mauvais, puisque si vous devez
sortir avec le pion du milieu, votre cheval est à découvert, et vous perdez une
qualité !
- Je reculerai !
- Alors vous perdez le tempo !)
- Dites, s’il vous plaît, veuillez ordonner au spectateur dans
votre dos de garder une stricte neutralité et de se dispenser de vous donner
des conseils.
- Qu’est-ce que vous chantez là ? Vous ne pouvez pas lui
interdire de donner des conseils. Il m’en a toujours donné – c’est lui qui m’a
conseillé de me marier, le diable l’emporte ! Le fait que momentanément je
joue aux échecs devrait lui interdire de me donner des conseils ?
Ridicule.
- Il n’a pas le droit de donner des munitions, je veux dire des
conseils, concernant la partie en cours. Ou alors qu’il m’en donne aussi. Il ne
m’en donnera pas, bien sûr !
- Évidemment, il ne peut pas se transférer derrière vous, parce
que je ne le permettrais pas. D’ailleurs, je ne discute pas avec vous : je
prends votre pion.
- Je prends le vôtre !
- Nos troupes repoussent l’attaque ennemie. Échec au roi !
- Merveilleux ! J’ai eu très peur. On va gentiment tirer la
reine sur le trajet.
- Ah, c’est vrai… elle était là, la reine, je ne l’avais pas vue.
Bon, elle n’y restera pas longtemps. J’attaque la reine avec mon cheval. Alors
elle répond quoi ? Oh… oh… le roi se sauve… Il change de place avec la
tour… Apparemment il ne se sentait pas trop en sécurité…
- Allons donc, un simple roque.
- Roque… Roque… en tout cas ça sent le pourri par là.
- Ces calomnies brutales et ces vantardises de votre presse, nous
ne daignons même pas y répondre. Échec au roi !
- Échec au roi ? Bon. J’y vais.
- Vous y allez ?
- Doucement. Il reste de l’espace. Ici… ou plutôt ici. J’aimerais
bien savoir où vous donnerez un prochain échec.
- Échec.
- Oui ?... Vous savez quoi ? Tant pis, je sacrifie la
tour. Mon pion acquerra comme ça une belle position… Ce pion deviendra un jour
une reine quand il arrivera à la dernière ligne !
- S’il y arrive !
- S’il y arrive ? Je prendrai mon déjeuner derrière votre
ligne de front ! En avant ! En avant ! À Berlin ! À
Berlin !
(- Espèce d’andouille, qu’est-ce que vous faites, les noirs
peuvent vous faire mat en quatre coups s’ils s’en aperçoivent.
- Qu’est-ce que vous racontez ?
- Vous ne voyez pas ? Ici.
- Ne criez pas. Peut-être qu’il ne verra rien.
- C’est cuit pour vos deux couronnes. Vous les perdrez. Je
regrette d’y avoir contribué.
- Silence ! Vous n’êtes qu’un public loqueteux, vous allez la
boucler, peut-être qu’il ne verra rien.)
- Qu’est-ce que vous avez encore à chuchoter ? Jouez !
- Je joue… je joue…Vous savez quoi, je vais vous dire quelque
chose. Bien que j’aie une position favorable… Mais je veux être magnanime… Et
aussi, j’ai à faire ; vous savez quoi ? Arrêtons cette tuerie, dans
l’intérêt de l’avenir de l’humanité, je veux bien accepter le pat.
- Doucement ! Jouons jusqu’au bout.
- Vous voyez… C’est vous qui insistez… Pourtant je vous jure que
ma position est meilleure… Et en réalité c’est vous qui avez commencé…
- Moi ? C’est vous qui avez commencé.
- Oui, parce que vous avez mobilisé. Alors vous n’acceptez pas le
pat ?
- Je préfère jouer jusqu’à la fin.
- Écoutez… Je vous donnerais deux sous…
- Jouons jusqu’au bout… (Ils continuent la partie. Les noirs
remarquent le mat en quatre coups.)