Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
la femme est comme une fleur
Je vous présente mes hommages… Oh,
naturellement je l’ai vu… Mais si, je l’ai vu, seulement je suis distrait…
C’est donc le nouveau petit tailleur dont vous m’avez parlé… Oui, il me plaît
bien. Ou plutôt…
Non, en fait il ne me plaît pas. Considérez
comme un compliment et comme un hommage et comme de l’adoration qu’il ne me
plaise pas. Parce que si ce n’était pas quelqu’un comme vous, Madame, qui étiez
dedans, à qui j’associe ce vêtement, sur qui je l’imagine, si c’était quelqu’un
d’autre que je n’admirerais pas et je ne distinguerais pas, je pourrais dire
que ce vêtement correspond à la dernière mode, et donc qu’il me plaît. Mais
ici…
Comment vous expliquer ? Vous allez me
prendre pour un révolutionnaire fantasque, ou pour un petit-bourgeois
passablement arriéré : c’est une et même chose, aucun n’est satisfait de
son époque – l’un en appelle au passé, l’autre à l’avenir, aucun n’est sensible
au présent – tous les deux sont hostiles à ce que nous appelons "la
mode". Je ne crois pas que c’est de cela qu’il s’agisse pour moi.
J’ignore si telle est la mode ou si ça ne
l’est pas, je n’y suis pas sensible. Ce que je sens et ce en quoi je crois, ce
n’est pas exactement les robes et les étoffes et les coupes et les boutons et
les dentelles et les rubans – c’est quelque chose que je connais depuis
plusieurs milliers d’années et dont je sais que depuis ces milliers d’années
cela n’a pas changé pour l’essentiel – ce quelque chose ne s’est pas amélioré
et ne s’est pas détérioré, n’a pas pu s’améliorer car il ne pourrait pas être
plus parfait – et n’a pas pu se détériorer car il ne pourrait pas être plus
imparfait non plus. Cela n’a pas suivi l’évolution de la technique c’est la
source de toutes les techniques – cela n’a pas su s’adapter aux goûts variables
c’est la source de tous les goûts et de tous les arômes.
Votre vêtement n’est pas beau, qu’il soit
ou non à la mode – il n’est pas beau car il lui manque le trait permanent et
éternel qui le sanctifierait en habit : la couverture, l’enveloppe, qui
dissimule ou qui révèle cette Permanence et cette Éternité que nous appelons le
corps féminin. Ce vêtement est "très serré et très ample" comme dit
l’esprit de la terre à Lucifer[1]
– ce vêtement est trop court et trop long – ce vêtement n’est pas partie de la
femme comme son aile fait partie du papillon ou comme le pétale fait partie de
la rose – c’est un étui, c’est une boîte, c’est un flacon dans lequel s’étend
nue la femme comme la chrysalide dans son cocon – complètement indifférente
puisqu’elle est emmitouflée : ce n’est pas la femme qui est ornée par ces
dentelles et ces rubans et ces festons plissés, c’est seulement la robe.
Le véritable habit, l’Habit, l’Habit
Absolu, possession de la femme, substance vivante reconnaissable dans ses
milliers de variantes, comme je reconnais dans ses milliers de variantes un
papillon, est indépendant des époques et des régions, je crois que tantôt il
approche la mode des époques et des régions, tantôt il s’en éloigne – cette
mode d’aujourd’hui est tombée aussi loin du substantiel comme l’esprit de notre
temps est allé loin de l’objectif de la vie humaine : de l’homme.
Ne souriez pas. Quand je souligne la
substance permanente et éternelle, je ne pense pas à quelque formule grise, abstraite.
Une image m’apparaît : si nous repensons à l’histoire universelle de
l’habillement féminin et si nous cherchons quelque chose de constant et
d’immuable dans cette cavalcade bariolée, c’est cette image de plus en plus
nette que nous reconnaissons telle un arc-en-ciel flottant au-dessus de l’écume
d’une cascade. Cette image qui réside dans le tréfonds de l’âme masculine et
est projetée par le désir et le recueillement afin de s’incarner en une femme
et un habit.
Cette image est celle d’une fleur : le
plus merveilleux mystère de l’amour de la vie – abondant et voluptueux
flamboiement des pétales et des feuilles, des couleurs et des fragrances, riche
tumulte, autant de réalités faites pour l’œil et la bouche, mais tout cela dans
l’idée de cacher et dissimuler de l’œil et de la bouche ce qui, en elle, est la
substance, ce vers quoi tendent l’œil et le cœur, ce vers quoi elle attire
l’attention en dissimulant ce qu’elle souligne, en taisant ce qu’elle donne, en
en refusant ce qu’elle rend cher en ne le donnant pas aisément : le calice.
Ce centre et cet axe sont le foyer des instincts les plus archaïques de la vie,
étoile polaire vivante de toutes les boussoles de la terre : il faut que
ce saint des saints soit protégé et interdit par des pétales et des feuilles,
des couleurs et des fragrances, des pirouettes de soies et de dentelles,
touffues et flottantes ou modestes et serrées, mais toujours à la manière d’une
fleur.
Fleur humaine semblable aux autres pour
l’essentiel : belle femme, fleur la plus belle et la plus mystérieuse,
jalousant roses, tulipes et lys qui poussent de la terre et tendent leur calice
vers le ciel car incapables de se déplacer – toi, fleur voltigeant qui as
tourné ton calice vers le bas, vers la terre, et ondoies comme le fuchsia –
d’où a poussé ta tige invisible ? De la terre ? De l’altitude,
peut-être ? – dois-je chercher tes racines parmi les nuages ?
Je l’ignore. Mais je veux te voir telle une
fleur, une fleur inclinée vers le bas : que tes stigmates touchent à peine
le sol, juste assez pour que je puisse t’attraper si je veux baiser tes
pétales.
Színházi Élet, 1920, n°21.