Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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carinti de 1914 et carinti de 1920[1]

 

L’excellente invention de H. G. Wells, la machine à remonter le temps, s’arrêta devant la maison. J’ai vite sauté dedans et j’ai mis le moteur en marche arrière. Les rouages vrombirent, l’hélice se mit à tourner à une allure vertigineuse. Nous restions sur place, mais moi je savais que nous voyagions : l’indicateur du temps cliquetait fébrilement, heures et jours décrivirent un cercle en quelques instants ; la minute suivante l’indicateur des années montra 1916, puis l’instant suivant 1915. J’actionnai le volant encore d’un tour… 1914… octobre… septembre… août… juillet… 28… 26… 24… stop ! Nous sommes arrivés. Un crac : la machine s’arrêta.

J’ai sauté hors de la machine et regardé autour de moi. Nous nous tenions au même endroit qu’avant… Mais quel changement ! Les néons éclairaient le Boulevard, des trams à demi vides défilaient. Un homme en complet de flanelle, assis à la fenêtre d’un café, m’observait avec curiosité – devant lui un café avec double chantilly et une pastrana – qui se souvient encore de la pastrana ?

Pendant une minute j’étais comme assommé sous l’effet des souvenirs écrasants – mais ensuite je me suis rappelé que ce n’était pas pour rêvasser que j’étais revenu dans ce domaine des temps passés. J’avais des choses urgentes à faire ici, or dans une heure je devais me remettre sur la route du retour, on ne m’avait prêté la machine que jusqu’à sept heures.

Vite au travail donc ! Pressons, concentrons-nous, où l’homme que je cherche peut-il se trouver ? Je doute qu’il se trouve à la maison. Il doit être quatre heures et demie – six ans plus tôt à la même heure j’avais mes habitudes au café Abbazia, à une table du fond, dans une loge.

J’ai sauté dans un tram et j’en suis descendu une minute plus tard. J’avais deviné juste ! Je me suis tout de suite reconnu à travers la vitre. J’étais bien là, assis à ma table habituelle : j’ai un peu plus de cheveux et mon visage est plus jeune d’une dizaine d’années. J’étais en train d’écrire.

J’ai bondi dans la salle en haletant, je me suis assis, face à moi-même, de l’autre côté de la table.

Moi en 1920 : Salut ! S’il te plaît, ne sois pas étonné, je n’ai pas beaucoup de temps. Je dois te parler d’urgence.

Moi en 1914 : (lève la tête, un peu étonné, mais pas trop) Tiens… on se connaît ?

Moi en 1920 : Non. Tu ne me connais pas, mais moi je te connais bien. Mais passons.

Moi en 1914 : Comme tu voudras. Tu ne pourrais pas venir plus tard ? Je suis en train de travailler.

Moi en 1920 : À quoi tu travailles, malheureux ?

Moi en 1914 : J’écris un croquis humoristique. C’est quelque chose de vachement marrant. Écoute. (Il lit.) « Cet hiver on manque de charbon au point que j’ai vu un député au parlement qui a monté lui-même sur la charrette à charbon pour remplir sa cave. » (Il rigole.) C’est vachement bien trouvé, hein ?

Moi en 1920 (étonné) : C’est drôle ?

Moi en 1914 : Ce n’est pas tout ! J’écris un peu plus bas que cette cherté ne peut pas durer, la prochaine fois on nous demandera vingt couronnes pour une bobine de fil à coudre ! (Il rigole.) C’est bon, hein ?

Moi en 1920 : C’est de l’humour ?

Moi en 1914 : Alors écoute ça. Il y a un personnage à la fin du croquis, un Juif… (Il rigole.)… en tant que… aïe, j’en ai un point de côté… en tant que premier ministre russe.. (Il s’étrangle de rire.)

Moi en 1920 (apitoyé) : Mon vieux, je peux dire que j’ai beaucoup évolué en quatre ans. Mais ce n’est pas ce que je suis venu te dire. Cesse d’écrire.

Moi en 1914 : Allons, quelle idée !

Moi en 1920 : Tu n’as pas entendu parler de la déclaration de guerre ?

Moi en 1914 (avec un geste de dédain) : Je sais. Nous entrerons en Serbie, un point c’est tout. Trois semaines et nous remettons tout en ordre.

Moi en 1920 : Tu crois ? Ce n’est pas ce que je pense.

Moi en 1914 : Ne sois pas ridicule. Est-ce que tu peux imaginer qu’au vingtième siècle une guerre dure plus de deux mois ? Avec les nouvelles techniques ? (Il prend un air supérieur.) Même sur le plan économique, l’Europe ne pourrait pas supporter une guerre de six mois.

Moi en 1920 (je déglutis) : Bon. Assez parlé politique. J’ai des choses plus importantes à te dire. Achète de l’huile.

Moi en 1914 (ahuri) : Tu es devenu cinglé ?

Moi en 1920 (fiévreux) : Achète de l’huile, au moins dix litres, et cache-le bien ! Achète du cuir ! Achète du fil à coudre ! Achète des empeignes ! Achète des écrous ! Achète des doublures de manteau ! Achète de la pommade !

Moi en 1914 (sans comprendre) : Tu es cinglé ? Ça suffit comme ça, fiche-moi la paix !

Moi en 1920 (prêt à pleurer) : Imbécile ! Tu ne comprends pas ? Achète des lacets de chaussure ! Achète des citrons ! Achète des clous à ferrer !

Moi en 1914 (furieux) : J’en ai assez, va-t’en et laisse-moi travailler ! (Il reprend sa plume.)

Moi en 1920 (désespéré, j’ai arraché la feuille de ses mains) : Malheureux, tu me fais courir à la faillite ! Au moins épargne cette feuille de papier – ne gaspille pas le papier, garde-la propre, range-la – ça te rapportera plus en 1920 que tous tes gribouillis d’aujourd’hui !

Moi en 1914 (en colère) : Adieu ! (Il saute sur pieds et s’en va.)

Moi en 1920 (résigné) : Tant pis, canaille ! Tu ne m’as jamais pris au sérieux. Je retourne en 1920, faire le pauvre.

 

Színházi Élet, 1920, n°29.

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[1]Cette nouvelle est presque identique à celle qui apparaît sous le titre "La machine du temps" dans le recueil "Intimité d’écrivains".