Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
au sujet de la lettre
mystÉrieuse[1]
En main
propre !! – En recommandé !! – Strictement confidentiel !! –
Urgent !!
Le 3 août 1920, à 19 heures
Monsieur,
Dans l’espoir que vous aurez reçu les
présentes lignes exprès avant de prendre de quelconques mesures ultérieures au
sujet de la lettre mystérieuse, je vous prie de chercher un consensus avec moi.
Indiquez-moi les conditions dans lesquelles vous accepteriez de renoncer à
rendre publique l’affaire extrêmement pénible dont j’espérais croire qu’elle ne
viendrait jamais au grand jour, ou bien de trouver ensemble un arrangement qui
me permettrait de ne pas dévoiler la réalité au sujet de laquelle je suis à
présent prêt à vous faire un aveu contrit, espérant que vous n’abuserez pas de
la confiance d’un pauvre et triste vieil humoriste.
Monsieur, je fais appel à votre
indulgence : il s’agit de l’honneur d’un humoriste. Je reconnais tout
humblement, je vous dis les choses telles qu’elles se sont passées, mais
personne d’autre ne devra le savoir.
Sept heures du soir a été toute ma vie une
heure malheureuse pour moi, ce que j’ai entrepris à sept heures du soir ne m’a
jamais porté chance. À mes rendez-vous de sept heures du soir je n’ai jamais
trouvé personne ; la seule exception à cette règle étaient les cartes car
aux cartes je perdais à six heures ou à huit heures aussi bien qu’à sept
heures.
Le jour malheureux où j’ai écrit l’histoire
mystérieuse du jeune parisien, c’est à sept heures que le rédacteur de Pesti
Napló[2] est entré chez moi. Cet homme renfrogné m’a
sommé d’écrire sur-le-champ une humoresque, qu’elle soit prête à sept heures et
demie mais qu’elle soit surtout très drôle parce que c’était pour le numéro du
dimanche. J’ai dû m’y attaquer sans tarder.
Je m’y suis attelé, sans réfléchir.
J’écrivais, j’écrivais cette histoire mystérieuse et poignante sur ce jeune
homme de Paris qui avait reçu une lettre qu’il ne comprenait pas, et après la
lecture de laquelle tout le monde le chassait, son père l’a renié, sa maîtresse
a rompu, son ami l’a quitté. J’ai écrit cette histoire, en espérant que je
finirais bien par avoir une bonne idée sur ce que pouvait contenir cette
maudite lettre, je m’encourageais en me répétant que j’étais un garçon
astucieux, je n’allais pas tout rater maintenant. Mais rien ne m’est venu à
l’esprit, le croquis continuait à s’allonger et toujours aucune chute à la fin.
Le rédacteur me harcelait de coups de fil, et à huit heures il m’a envoyé un
coursier car le journal allait être bouclé.
Dans mon désespoir j’ai procédé comme le
chirurgien qui n’ayant pas trouvé la tumeur dans le ventre laisse la plaie
ouverte et remet l’opération à plus tard. J’ai remis la chute à plus tard, à
une date incertaine, dans l’espoir de finir par trouver une idée d’ici la
semaine suivante.
Puis vinrent des journées mouvementées. Il
a fallu que se suivent des révolutions et des batailles pour que le monde
oublie la chute escamotée. Dans mes nuits enfiévrées cela me revenait un
instant de temps à autre, tel un cauchemar obsédant, tel un point
d’interrogation sanglant dans la matrice de ma conscience – puis je me
rassurais : non, plus personne ne doit se souvenir de l’histoire de ce
malheureux jeune homme, et moi je serai définitivement tiré d’embarras.
Votre lettre ouverte m’a foudroyé.
Monsieur, il est sept heures, et moi je dois répondre devant le tribunal du
public pour l’acte que j’ai commis.
Parlons franc. Vous, jeune homme, vous
pratiquez la route sans joie de l’humour hongrois depuis quelques années
seulement. Vous avez encore des idées – en entendant par idée ce genre de
pensée cinq fois millénaire dont on imagine avoir été le premier à l’avoir eue.
Écoutez, je vous fais une proposition. Moi je n’ai aucune idée, ou plus
exactement je sais désormais que tout ce qui maintenant me vient à l’esprit,
d’autres l’ont déjà pensé, écrit et dit mille fois
avant moi. Je suis prêt à vous rétrocéder les honoraires de mon humoresque –
envoyez-moi d’urgence la chute. Mais je vous avertis que ce doit être une chute
dont chacun verra dès le premier instant que c’est une chose qui n’a pu venir à
l’esprit qu’à moi : car, n’est-ce pas, je peux déclarer sans fausse
modestie que dans la fabrication des idées j’ai un certain style personnel dont
même vous, devez reconnaître qu’il est inimitable.
Ou bien on peut aussi laisser la chose en
suspens. On pourrait par exemple lancer un concours pour les lecteurs de
"Színházi Élet[3]" : celui qui trouverait le
contenu de la lettre mystérieuse… gagnerait…
Mais c’est génial ! On n’aura qu’à
dire pour la meilleure réponse qu’elle était la bonne !
C’est génial ! Voilà la meilleure
idée ! C’est ce que je vais faire ! Mais en fin de compte je n’ai pas
besoin de vous ! Écoutez, toute l’affaire est sans objet. Je vous fais
savoir par la présente que je déchire la présente lettre et je ne vous l’envoie
pas. À quoi pourriez-vous m’être utile ?! J’ai encore d’aussi bonnes idées
que vous, jeune homme ! Je vais lancer ce concours sans tarder. .
Színházi Élet, 1920, n°32.
[1] Référence à la nouvelle : "Lettre Mystérieuse" parue en 1917
[2] Quotidien de Budapest.
[3] Périodique : "Vie Théâtrale".