Frigyes
Karinthy : "Nouvelles diverses"
L’homme qui
m’a dévoilé cette chose mystérieuse est un Anglais
d’origine irlandaise qui ne sait pas écrire en hongrois, il
m’a donc demandé d’écrire la chose à sa place.
Me déchargeant de toute responsabilité, je vais donc simplement
reproduire ni plus ni moins que ce que je tiens de lui.
À l’époque où
l’histoire s’est passée, mon ami séjournait à
Paris où depuis des années son père remplissait la
fonction de directeur d’une banque importante et il avait invité
son fils à venir passer quelques mois près de lui comme
étudiant à la Sorbonne.
Afin de ne pas déranger son
père, notre ami prit une chambre dans un hôtel
élégant dont par hasard il connaissait personnellement le
propriétaire, une relation de son père.
Resté seul pour une soirée il
se rendit à l’Opéra. Mais la pièce ne
l’intéressait pas beaucoup, pour chasser son ennui il
commença à lorgner le public des loges à la jumelle. Dans
une des loges il vit une étonnamment belle parisienne, seule ;
à sa plus grande surprise, comme à sa grande joie, la belle
personne lui rendit son regard et lui fit même un sourire. Naturellement
il y concentra toute son attention, des yeux un vif dialogue
s’établit dont le point culminant fut quand elle arracha la
moitié blanche du programme qu’elle tenait à la main, elle
y gribouilla rapidement quelques lignes, en fit une boule et de façon
inaperçue, tout en regardant la scène la laissa tomber de sa
loge.
Notre ami n’en demandait pas plus. Il
se leva séance tenante, se fraya un chemin vers l’extrémité
du rang jusque sous les balcons, il ramassa le billet et se sauva au foyer avec
sa proie, se délectant par avance de l’aventure inattendue.
Au foyer, une petite surprise
l’attendait. Les quelques lignes gribouillées sur la feuille
étaient bel et bien écrites en français mais dans un argot
si authentiquement parisien que notre ami dont le français était
loin d’être parfait, malgré quelques mots familiers,
n’en comprit pas un traître mot.
Tant pis, pensa-t-il, il le ferait bien
traduire par quelqu’un. Il ne regagna pas sa place au parterre mais
héla une voiture et rentra à son hôtel.
Dans le hall de l’hôtel il
tomba par hasard sur le propriétaire qui le salua chaleureusement. Dans
le cours de leur conversation, notre ami lui raconta sa singulière aventure
que le propriétaire écouta jusqu’au bout, courtoisement et
avec le sourire. Lorsqu’il en vint à la lettre, l’autre, un
vrai parisien, se proposa obligeamment de la lui traduire.
Notre ami lui tend donc le bout de papier,
le propriétaire le prend, le lit, puis le replie et le lui rend tandis
que, poliment mais avec une fermeté glaciale, il ne dit que :
- Monsieur, ayez l’obligeance de
faire vos bagages sur le champ et de quitter mon hôtel.
Notre ami ne comprend rien à la
chose.
- Qu’est-ce que cela veut
dire ? – demande-t-il stupéfait.
- Je regrette, je ne suis pas en
mesure de vous fournir de plus amples explications.
Et comme un groom passait justement par là :
- Monsieur nous quitte dans une heure
– dit-il à son employé – veuillez lui préparer
ses bagages.
Le monde se dérobait sous les pieds
de mon ami. Mais avant même de recouvrer ses esprits, il se trouvait
déjà dans la rue obscure, entouré de ses bagages.
Il ne savait pas s’il valait mieux
rire ou se mettre en colère. Toutefois, comme il ne pouvait pas rester
sans rien faire il se fit déposer à l’hôtel le plus
proche. Il réclame le propriétaire, il lui raconte les faits. Le
propriétaire s’étonne. Je ne comprends pas, dit-il, je connais
pourtant bien le patron de cet hôtel et je le considère comme un
gentleman. Puis-je vous demander de me montrer la chose.
Notre ami lui fait voir le billet. Le
propriétaire le lit, il le replie, il le rend et dit, avec courtoisie
mais fermeté :
- Pardonnez-moi, Monsieur, mais en ce
moment je n’ai pas de chambre pour vous. Je ne peux pas vous en dire
davantage.
Et déjà, il lui tourne le
dos.
On peut imaginer l’état de
notre ami. La tête commence vraiment à lui tourner. Fort
heureusement il se rappela l’adresse d’un ami qui habitait à
proximité et avec lequel ils avaient souvent fait les quatre cents
coups. Laissant ses affaires dans la voiture, il grimpa chez son ami.
Il le trouve en train de dîner. Il
lui conte la chose, haletant et bouleversé. Son ami, un bon copain,
ricane un bon coup. On te fait marcher, tu te trouves au centre d’une
farce colossale, ce n’est qu’une bagatelle, on va rendre la
pareille à ces canailles, fais-moi confiance. Passe-moi donc ce billet.
Il lui passe le billet. L’autre
s’essuie les lèvres, il le lit, il se frotte les yeux, il lui rend
le billet et toujours avec le sourire, mais désormais très
gêné il dit :
- Ben… Mon cher ami… Tu me
connais, je ne suis pas un prétentieux… Mais malgré cela,
je dois te demander très amicalement… De ne plus jamais me dire
bonjour dorénavant s’il nous arrive de nous croiser dans la
rue…
Il s’assit, prit un journal, et il
lui tourna le dos comme quelqu’un qui souhaite rester seul.
Notre ami n’avait qu’une envie,
c’est de pleurer. Il était tard, il n’avait pas où
coucher, il déambulait, désemparé, comme un demi-fou dans les rues.
C’est dans cet état
qu’il monta chez son père. Le vieux était
désolé quand il eut écouté le récit. Il
voulut immédiatement téléphoner à la police pour
porter plainte contre l’hôtelier. Faire une chose pareille à
son fils ! Il semblait hors de lui.
- Passe-moi le billet, dit-il, nous en
aurons besoin comme pièce à conviction…
Notre ami lui tend le billet. Son
père le lit, le replie et le lui rend. Ses yeux se remplissent de
larmes.
- Mon fils ! - sanglote-t-il
- tu sais combien j’ai aimé ta mère et je t’ai
aimé toi aussi, mais tu ne dois plus franchir le seuil de ma
maison !
Il quitta la pièce en sanglotant.
Et moi, je dois déclarer avec regret
à mon lecteur que moi-même, de la chose je ne sais rien de plus.
Le gentleman qui m’a rapporté le cas en était exactement
à ce point de son récit lorsqu’on l’appela au
téléphone, il me dit, pardon, je reviens de suite, il partit et
je ne l’ai plus jamais revu. J’ai essayé d’avoir de
ses nouvelles mais on m’a informé qu’il est retourné
en Irlande en faisant savoir qu’il ne reviendrait qu’une fois la
guerre terminée. Dans la mesure où Monsieur le Ministre des
Affaires Étrangères lirait les présentes lignes et serait
intéressé par le contenu du billet en question, il devrait faire
tout son possible pour mettre fin à cette guerre.
Pesti Napló,
15 septembre 1918
[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions Viviane Hamy dans le recueil "Je dénonce l’humanité"
[2] Cette nouvelle qui a paru en 1917 comporte une suite
intitulée "Lettre privée
cachetée à monsieur István Székely, au sujet de la lettre mystérieuse",
parue dans la presse en 1920.