Frigyes Karinthy : "Nouvelles diverses"

 

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Lettre mystÉrieuse[1] [2]

Lhomme qui m’a dévoilé cette chose mystérieuse est un Anglais d’origine irlandaise qui ne sait pas écrire en hongrois, il m’a donc demandé d’écrire la chose à sa place. Me déchargeant de toute responsabilité, je vais donc simplement reproduire ni plus ni moins que ce que je tiens de lui.

À l’époque où l’histoire s’est passée, mon ami séjournait à Paris où depuis des années son père remplissait la fonction de directeur d’une banque importante et il avait invité son fils à venir passer quelques mois près de lui comme étudiant à la Sorbonne.

Afin de ne pas déranger son père, notre ami prit une chambre dans un hôtel élégant dont par hasard il connaissait personnellement le propriétaire, une relation de son père.

Resté seul pour une soirée il se rendit à l’Opéra. Mais la pièce ne l’intéressait pas beaucoup, pour chasser son ennui il commença à lorgner le public des loges à la jumelle. Dans une des loges il vit une étonnamment belle parisienne, seule ; à sa plus grande surprise, comme à sa grande joie, la belle personne lui rendit son regard et lui fit même un sourire. Naturellement il y concentra toute son attention, des yeux un vif dialogue s’établit dont le point culminant fut quand elle arracha la moitié blanche du programme qu’elle tenait à la main, elle y gribouilla rapidement quelques lignes, en fit une boule et de façon inaperçue, tout en regardant la scène la laissa tomber de sa loge.

Notre ami n’en demandait pas plus. Il se leva séance tenante, se fraya un chemin vers l’extrémité du rang jusque sous les balcons, il ramassa le billet et se sauva au foyer avec sa proie, se délectant par avance de l’aventure inattendue.

Au foyer, une petite surprise l’attendait. Les quelques lignes gribouillées sur la feuille étaient bel et bien écrites en français mais dans un argot si authentiquement parisien que notre ami dont le français était loin d’être parfait, malgré quelques mots familiers, n’en comprit pas un traître mot.

Tant pis, pensa-t-il, il le ferait bien traduire par quelqu’un. Il ne regagna pas sa place au parterre mais héla une voiture et rentra à son hôtel.

Dans le hall de l’hôtel il tomba par hasard sur le propriétaire qui le salua chaleureusement. Dans le cours de leur conversation, notre ami lui raconta sa singulière aventure que le propriétaire écouta jusqu’au bout, courtoisement et avec le sourire. Lorsqu’il en vint à la lettre, l’autre, un vrai parisien, se proposa obligeamment de la lui traduire.

Notre ami lui tend donc le bout de papier, le propriétaire le prend, le lit, puis le replie et le lui rend tandis que, poliment mais avec une fermeté glaciale, il ne dit que :

- Monsieur, ayez l’obligeance de faire vos bagages sur le champ et de quitter mon hôtel.

Notre ami ne comprend rien à la chose.

- Qu’est-ce que cela veut dire ? – demande-t-il stupéfait.

- Je regrette, je ne suis pas en mesure de vous fournir de plus amples explications.

Et comme un groom passait justement par là :

- Monsieur nous quitte dans une heure – dit-il à son employé – veuillez lui préparer ses bagages.

Le monde se dérobait sous les pieds de mon ami. Mais avant même de recouvrer ses esprits, il se trouvait déjà dans la rue obscure, entouré de ses bagages.

Il ne savait pas s’il valait mieux rire ou se mettre en colère. Toutefois, comme il ne pouvait pas rester sans rien faire il se fit déposer à l’hôtel le plus proche. Il réclame le propriétaire, il lui raconte les faits. Le propriétaire s’étonne. Je ne comprends pas, dit-il, je connais pourtant bien le patron de cet hôtel et je le considère comme un gentleman. Puis-je vous demander de me montrer la chose.

Notre ami lui fait voir le billet. Le propriétaire le lit, il le replie, il le rend et dit, avec courtoisie mais fermeté :

- Pardonnez-moi, Monsieur, mais en ce moment je n’ai pas de chambre pour vous. Je ne peux pas vous en dire davantage.

Et déjà, il lui tourne le dos.

On peut imaginer l’état de notre ami. La tête commence vraiment à lui tourner. Fort heureusement il se rappela l’adresse d’un ami qui habitait à proximité et avec lequel ils avaient souvent fait les quatre cents coups. Laissant ses affaires dans la voiture, il grimpa chez son ami.

Il le trouve en train de dîner. Il lui conte la chose, haletant et bouleversé. Son ami, un bon copain, ricane un bon coup. On te fait marcher, tu te trouves au centre d’une farce colossale, ce n’est qu’une bagatelle, on va rendre la pareille à ces canailles, fais-moi confiance. Passe-moi donc ce billet.

Il lui passe le billet. L’autre s’essuie les lèvres, il le lit, il se frotte les yeux, il lui rend le billet et toujours avec le sourire, mais désormais très gêné il dit :

- Ben… Mon cher ami… Tu me connais, je ne suis pas un prétentieux… Mais malgré cela, je dois te demander très amicalement… De ne plus jamais me dire bonjour dorénavant s’il nous arrive de nous croiser dans la rue…

Il s’assit, prit un journal, et il lui tourna le dos comme quelqu’un qui souhaite rester seul.

Notre ami n’avait qu’une envie, c’est de pleurer. Il était tard, il n’avait pas où coucher, il déambulait, désemparé, comme un demi-fou dans les rues.

C’est dans cet état qu’il monta chez son père. Le vieux était désolé quand il eut écouté le récit. Il voulut immédiatement téléphoner à la police pour porter plainte contre l’hôtelier. Faire une chose pareille à son fils ! Il semblait hors de lui.

- Passe-moi le billet, dit-il, nous en aurons besoin comme pièce à conviction…

Notre ami lui tend le billet. Son père le lit, le replie et le lui rend. Ses yeux se remplissent de larmes.

- Mon fils ! - sanglote-t-il - tu sais combien j’ai aimé ta mère et je t’ai aimé toi aussi, mais tu ne dois plus franchir le seuil de ma maison !

Il quitta la pièce en sanglotant.

Et moi, je dois déclarer avec regret à mon lecteur que moi-même, de la chose je ne sais rien de plus. Le gentleman qui m’a rapporté le cas en était exactement à ce point de son récit lorsqu’on l’appela au téléphone, il me dit, pardon, je reviens de suite, il partit et je ne l’ai plus jamais revu. J’ai essayé d’avoir de ses nouvelles mais on m’a informé qu’il est retourné en Irlande en faisant savoir qu’il ne reviendrait qu’une fois la guerre terminée. Dans la mesure où Monsieur le Ministre des Affaires Étrangères lirait les présentes lignes et serait intéressé par le contenu du billet en question, il devrait faire tout son possible pour mettre fin à cette guerre.

 

Pesti Napló, 15 septembre 1918

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions Viviane Hamy dans le recueil "Je dénonce l’humanité"

[2] Cette nouvelle qui a paru en 1917 comporte une suite intitulée "Lettre privée cachetée à monsieur István Székely, au sujet de la lettre mystérieuse", parue dans la presse en 1920.