Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
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hongrois
j’ai
donnÉ une lecture À la scala
Cher Nádas,
c’était une vieille ambition pour moi, vois-tu, de donner un jour
une lecture à la Scala, à ce fameux bureau d’organisation
de concerts. J’avoue que j’attends depuis des années que la
Scala m’invite enfin à donner une lecture, parfois, à
table, je me raclais discrètement la gorge pour qu’elle me
remarque, et parfois en passant devant leur boutique je fredonnais puissamment,
je me déhanchais et je clignais de l’œil pour attirer son
attention. Inutile de dire que lorsqu’il y a quelques semaines la Scala
m’a fait dire qu’elle désirait me parler parce qu’elle
organisait quelque chose comme un "Théâtre des
Écrivains" où je pourrais aussi donner une lecture, mon
cœur s’est mis à palpiter. Il s’est mis à
palpiter, et si j’ai quand même répondu au message que je
n’avais pas envie d’y donner une lecture, je l’ai fait
uniquement par coquetterie, par bouderie, parce qu’elle
s’était fait trop longtemps attendre. Apparemment la Scala ne
l’a pas compris, parce qu’à partir de ce jour elle a eu
l’air d’y tenir à ma lecture, jour après jour un
monsieur, un intermédiaire, revenait me voir pour me cuisiner, pour
affirmer que je devais absolument donner cette lecture, car sans moi la
soirée ne vaudrait rien, et j’étais prévu comme le
point d’orgue du programme, et si je ne donnais pas cette lecture, il
n’y aurait pas de roman et tous les autres perdraient leur chance
d’y donner une lecture. La cruelle Scala me titillait par la
vanité, et moi je suis tombé dans le panneau et j’ai
cédé comme tant d’autres évaporés, et j’ai
promis à la Scala de donner cette lecture, pour tant et tant. Alors la Scala s’est
tranquillisée et s’est mise à faire de la publicité. Au
jour de la lecture je me suis rendu à l’Académie de Musique
pour regarder où ça en était. J’ai trouvé une
salle aux trois quarts pleine, je me suis dit, oh, la Scala ne va pas être
contente, elle a dû compter sur une salle archipleine, il ne lui restera
pas beaucoup de bénéfice une fois qu’elle m’aura
payé. J’ai pénétré dans le local des
artistes, et alors un jeune homme blond de la Scala est entré et il m’a fait
signer une sorte de programme. J’ignore pourquoi mais dès ce
moment j’ai été pris de soupçons en voyant la
gaîté et la bonne humeur de ce jeune homme. J’ai
repensé à ce pharmacien avec lequel j’ai joué un
jour aux cartes et j’ai gagné tout le temps, et de la
première jusqu’à la septième partie sa
nervosité et sa colère ne cessaient de monter, mais lorsque
j’ai aussi gagné la huitième partie, son visage s’est
brusquement éclairé, il a été pris d’une
douceur angélique, j’ai appris plus tard que c’est à
cette huitième partie qu’il avait décidé de ne pas
me payer un sou. Apparemment c’est ce souvenir qui frissonnait au fond de
mon inconscient, parce que quand est arrivé mon tour de donner la
lecture, j’ai pris le blond à part et je l’ai prié de
bien vouloir régler mes honoraires. Le blond s’est vexé et
à dit, indigné : cher Maître, qu’est-ce qui vous
prend, tout de même, une entreprise aussi prestigieuse et solide que la Scala ! Ils sont en
train de mettre les honoraires dans des enveloppes, et nous vous les remettrons
après les lectures. Je me suis senti honteux, je suis vite entré
dans la salle pour donner ma lecture. À l’issue de la lecture
j’ai encore eu quelque chose à faire à
l’étage, et le temps de redescendre, je n’ai plus
trouvé âme qui vive, tout le monde était parti, ce qui
m’a fortement étonné, car sans fausse modestie la Scala
m’avait toujours traité avec tant d’admiration que je
m’étais imaginé qu’après cette lecture ils
m’emmèneraient à un banquet en calèche à
quatre chevaux, ou qu’ils détacheraient les chevaux et qu’ils
me porteraient sur leurs épaules. Je suis rentré à la
maison à pied et j’ai demandé au concierge si
quelqu’un avait apporté un paquet contenant de l’argent pour
moi, mais le concierge n’était au courant de rien. J’ai
ensuite attendu trois jours, mais rien ne s’est passé. Le
troisième jour au matin j’ai commencé à trouver cela
bizarre, j’ai téléphoné à la Scala où une voix
m’a répondu, la personne a prétendu d’abord
être le directeur, mais quand j’ai dit mon nom elle a dit
qu’elle n’était qu’appariteur et ignorait tout.
(J’ai appris plus tard qu’il racontait cette histoire à
d’autres comme une bonne blague, et qu’il m’a bien eu.) Le
lendemain en revanche j’ai reçu un décompte de la Scala où j’ai
lu que la Scala
a encaissé six mille couronnes pour ma lecture, mais avait
dépensé huit mille en frais de publicité, de
comptabilité, frais bancaires, frais de transfert, frais administratifs,
taxes, réparation de chaufferie, taille de cristaux, dissection
paysagère, et dépenses sur recettes encore dix mille : au
bas de ce décompte, sous une ligne fine et élégante, un
solde signalait au fillér près le montant des frais causés
par ma lecture. Je m’en suis franchement désolé et ce matin
j’ai retéléphoné à la Scala. Cette fois le
directeur m’a franchement avoué qu’il était le
secrétaire. J’ai exprimé humblement mes regrets de leur
avoir causé tant d’ennuis, et je lui ai demandé si, en tant
que pauvre, je pourrais bénéficier d’un remboursement à
tempérament de leur déficit. Il faut reconnaître
qu’il a eu une attitude généreuse, il a
déclaré que ce n’était pas urgent. Alors j’ai
aussi répondu que je ne voulais pas les offenser avec de l’argent,
je pourrais peut-être les rembourser avec du travail, je pourrais
écrire un article publicitaire sur la Scala, une petite étude sur
l’importance culturelle de la
Scala, soit dans Nyugat, soit dans Pesti
Futár. Cette idée a beaucoup plu
à monsieur le directeur, il était enthousiaste, il a dit que
c’était une bonne idée, mais avant il fallait nous
rencontrer, il me donnerait des instructions, me fournirait des données.
Je suppose qu’il a songé à revoir aussi mon manuscrit pour
le style. Il m’a fait promettre d’écrire mon texte
rapidement et a pris gracieusement congé.
Alors je l’ai écrit. Je te
pris, mon cher Nádas, paye-moi quelque chose
pour le présent article si ça ne charge pas trop ton journal,
pour que je puisse commencer à rembourser à la Scala les pertes que je lui
ai causées – j’ai écrit la présente
étude non par intérêt mais par conviction enthousiaste. Et
quand tu auras un moment, dis-moi s’il te plaît à
l’oreille que diable peut bien être cette Scala, comment
s’appellent le directeur, le secrétaire et l’appariteur, car
je n’en ai pas la moindre idée.
Cordiales salutations
Frigyes Karinthy
Pesti
Futár, 23 janvier 1920.
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