Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
barbette… ?[1]
e
rideau du théâtre des variétés se lève ; un unique objet surgit de
l’arrière-plan représentant des bosquets lointains ; une planche mince
d’une cinquantaine de centimètres, suspendue comme une balançoire, à une corde
de vingt mètres. Attente tendue ; des panneaux défilent annonçant des deux
côtés de la scène le numéro principal, Barbette, acrobate phénoménal au
trapèze.
L’orchestre éclate en légèretés et en
bulles, en éventail de dentelles, des accords roucoulants lancent leurs
tentacules de notes par-dessus les feux de la rampe. Et le spot… Barbette, plus
immatérielle que toute image, voltige déjà au milieu de la scène, comme jetée
là par le cône lumineux du spot. Un arc-en-ciel de diamants brille dans le
blond tourbillon de ses cheveux – ses longs bras et ses jambes de serpent
tournoient dans la soie et les dentelles, comme une traîne fantastique,
coulante et transparente dans la matière impondérée du fond de la mer. Elle
évoque tout à fait un être d’aquarium miraculeux, mais seulement un instant.
L’instant suivant elle bondit sur un câble tendu qu’on n’avait pas même
remarqué sous la balançoire ; elle court jusqu’à l’extrémité sur la pointe
des pieds, à petits pas rapides, le fil n’a même pas le temps de tressaillir…
Un vent printanier poursuit un pied-d’alouette ? Pas du tout : une
rose des mers, un narcisse épanoui, un iris vaporeux, sur ses hanches qui se
balancent et tournent virevolte le plus beau des fuchsias, calice mauve
tremblant dans des pétales.
La voici qui bondit sur le trapèze ;
on s’attend à ce qu’il bascule sous son poids. Mais la voici qui s’envole déjà
dans la hauteur. Elle volette au-dessus des spectateurs, elle se redresse, les
bras tendus des deux côtés, dans la tempête enflée des pétales de la jupe. Elle
n’est plus animal et plus fleur, mais pas non plus humaine – c’est un ange ailé
tel que l’imagination la dessine en silhouette de nuage. Le pendule
extraterrestre se hisse et s’abaisse, en haut, jusqu’à l’horizontale… Et quand
les yeux et le cœur sont déjà pris de vertige, au point mort, là-haut, quand le
trapèze hésite et se demande s’il s’envolera définitivement, complétera son
tour ou reviendra, à cette hauteur, Barbette entame sa production. Elle lâche
la corde… Un faible cri s’échappe des gorges, mais s’arrête inachevé : la
magnifique fleur femelle a attrapé la planche d’un pli de ses genoux, et elle y
pend, dans une danse oscillante des étamines et des pistils. Une pirouette et
elle prend son élan, elle se hisse. Elle voltige de plus en plus haut… On ne la
voit plus qu’à peine… Tu entres en extase et tu la suis, pris sous le charme…
et tu ne sais même plus si tu l’observes depuis des minutes ou des heures.
C’est quand la musique s’est tue qu’on retrouve ses esprits : la frayeur
coupe le souffle, bouche bée, lèvres figées. Et dans ce silence spectral, comme
le spiritiste aux séances quand commence la matérialisation, la corde se tend à
rompre dans un bruissement terrifiant. Barbette se tient droite, monte et
descend… Son visage, cette image fantôme si belle que cela fait mal, est calme,
attentif, presque indifférent. Elle attend et se concentre, quelque chose doit se
passer. Et quand le pendule atteint là-haut le point mort pour la troisième
fois, calmement et naturellement, comme en continuant le geste, Barbette lâche
le trapèze des mains et des jambes. Elle vole… Elle se retourne en l’air… Le
cœur s’arrête de battre… On a l’impression de rêver… On ne crie pas car on
croit que de toute façon il faudra se réveiller… Et on se réveille quand de
nouveau elle est suspendue à la balançoire qu’après le salto elle a rattrapée
de ses pieds.
Acclamations, rideau, hurlements et
applaudissements. Au milieu du rideau qui s’ouvre nerveusement Barbette
apparaît pour remercier le public. Elle fait un pas en avant, se prosterne avec
grâce, elle sourit dans sa fatigue chagrinée. À la troisième montée du rideau
elle avance jusqu’au trou du souffleur. Elle se prosterne une dernière fois,
puis elle saisit des deux mains sa blonde couronne de cheveux telle une reine
qui descend d’elle-même du trône… Elle ôte la couronne de sa tête… et elle se
trouve devant nous, le crâne rasé, souriant, dans toute la splendeur de sa
beauté masculine. Mister Barbe, le gymnaste parfait,
gladiateur du courage , de la solidité des nerfs.
Il n’y a plus de rire, plus de comique… Ce
n’est pas la tournure amusante du dévoilement d’un imitateur de femme, pas une
chute depuis les nuages, pas la magie brisée. Ici nous tombons vraiment d’un
ébahissement dans l’autre, nous basculons en un tour complet de l’autre côté
d’immenses possibilités. Barbette n’est pas l’homme déguisé en femme et Barbe
n’est pas un comédien qui singe une femme… Car Barbette est aussi beau et aussi
parfait en homme qu’en femme. Toute idée et toute théorie que l’on se fait sur
la beauté virile et la beauté féminine se renverse d’un coup et se met sur la
tête à la manière des acrobates ; tous les hommes de la salle étaient
simplement tombés amoureux de Barbette en tant que femme, et toutes les femmes
de la salle sont tombées amoureuses de la même personne en tant qu’homme.
Mais comment est-ce possible ? Puisque
par viril et par féminin, au sens corporel, et particulièrement au sens
corporel, nous entendons généralement une contradiction, deux choses
contradictoires mais qui se complètent, c’est ainsi que nous l’avons appris de
l’art et de la science, c’est ainsi que nous nous en sommes convaincus à l’âge
de l’éveil de l’amour qui agit sur toute notre vie et sur toutes les formes de
notre perception. Or voici un être humain qui, si l’on qualifie de succès
amoureux l’éblouissement de l’autre sexe par notre être sexué particulier, peut
récolter des succès auprès des deux sexes… Où et en quoi chercher donc cette
marque distinctive propre, ce caractère sexué, que nous estimions être la
condition, voire la substance même, de la séduction amoureuse ?
Depuis longtemps je me doute que l’amour et
la séduction amoureuse c’est plus ou c’est moins, en tout cas autre chose que
ce qui est déterminé par "l’attirance des sexes". Mais loin de moi
vouloir faire allusion par-là à certaines choses que la psychologie et la
morale qualifient, peut-être à juste titre, de "maladif". Je me
contente de supposer en toute prudence qu’apparemment il existe dans l’amour
quelque chose qui est indépendant des sexes et de la sexualité, et que l’art ne
peut pas qualifier d’immoral, et que la morale ne peut pas stigmatiser comme
antiartistique… Quelque chose d’indépendant des sexes mais non asexué, qui est
même la chose la plus noble et la plus élevée car elle clame la beauté de
l’humain.
La beauté de l’humain ! Cela
existe-t-il, au-delà de la beauté masculine et de la beauté féminine ?
Peut-on aimer un être humain pour lui-même ?
Guère.
Ce spécimen de perfection qu’à l’instant de
l’éblouissement j’étais enclin d’intituler "être humain", les femmes
le perçoivent comme un homme parfait et les hommes comme une femme parfaite. Il
doit être de deux sortes pour pouvoir récolter la même gloire – c’est la
dualité de la contradiction qui rend unique son effet, qui ne devient une force
agissante, comme l’électricité, que si la contradiction du vouloir et du refus
débattent en lui. L’être humain n’est en soi qu’un misérable ver de terre, un
animal bipède sans plumes – il doit revêtir la forme d’un homme ou celle d’une
femme s’il veut accéder à un petit plaisir, au moyen de donner du plaisir.
C’est à cette condition contraignante qu’est également attachée cette petite
étincelle vacillante du bonheur qu’on nous a lancée en aumône – et si
Schopenhauer soupire ainsi une fois qu’il a achevé son grand œuvre de
cognition : « la vie et la mort !... Apparemment nous n’avons rien
mérité de mieux que ces deux-là ! »… Nous aussi pouvons soupirer en
sortant du théâtre dans la nuit de février : « l’homme et la femme…
Apparemment ils ne méritent rien de mieux que l’un l’autre ».
Pesti Napló, 5 février 1925.