Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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le bourreau est mort

Et Saint Pierre ouvre alors le grand livre noir et d’une voix monotone dicte les données à l’ange de service chargé de la nationalité des arrivants.

- Nom : Mihály Bali.

L’ange de service lève la tête et jette un regard interrogateur à Pierre. Suivra la rubrique "profession", qui là-haut est ainsi mise en forme : "qu’a-t-il fait de son vivant ?". C’est de cela que dépendra où on va caser le nouveau venu – va-t-il aller à l’éternité de l’enfer, à l’éternité du paradis, ou au purgatoire d’où, au bout d’un certain temps, il pourra demander une réorientation.

Et Saint Pierre lit à haute voix.

- Il était cultivateur. Il produisait du pain pour lui-même et sa famille. Au demeurant il s’occupait de tuer des gens. Il a tué des gens, au nombre d’environ trois cent.

L’ange de service se penche de nouveau sur son registre et s’apprête à écrire : enfer. Mais Saint Pierre lève la main.

- Arrête ! Il y a une note ici à côté de la profession – un éclaircissement particulier. Ce paysan hongrois ne tuait pas les gens par haine sanguinaire, par vengeance, ni dans son propre intérêt, autrement dit pour son bon plaisir. Il était bourreau – sa tâche consistait à libérer de la vie le misérable condamné à mort. Ce n’est pas lui qui avait condamné la personne qu’il tuait. Ce paysan avait la foi – il croyait, sans réfléchir et sans tergiverser, que le condamné à mort avait mérité sa peine, que l’âme des juges avait été éclairée par la loi divine au moment de porter leur jugement. Il regardait le condamné à mort comme mortellement malade, condamné par Dieu et la nature à subir sa peine là-bas sur la Terre, alors que les méchants heureux subissent leur peine ici dans l’au-delà. Il croyait que le châtiment rachète le coupable, et lui permet de ressusciter sous une forme épurée. Il regardait le condamné à mort comme si à la proclamation de la sentence la mort était déjà une réalité – voire plus tôt, au moment où la personne avait commis son péché mortel : alors déjà le condamné était mort, il avait absorbé un poison, il avait été mordu par une vipère, on ne pouvait plus l’aider.

Le pécheur avait été empoisonné par le sang qu’il avait fait couler, du sang innocent : un poison mortel. Ce paysan simple concevait son propre travail avec pitié et compassion, comme l’achèvement d’un processus, afin de faire cesser la souffrance et d’alléger l’inévitable. Je l’ai vu en train de travailler. Autour de lui la violente panique et la soif de haine – des visages blêmes, bouche bée et yeux ouverts, d’une curiosité perverse. Entre ses bras le condamné, les genoux flageolants, blanc comme le mur. Et dans ce tohu-bohu effrayant, contre-nature, en cet instant d’horreur, seul son visage à lui, son calme, ses gestes à lui sont sûrs et résolus. Il agit habilement, vite, sans hésiter, de ses mains expérimentées, il lance la boucle à la vitesse de l’éclair autour du cou du misérable qui se débat, il la tire d’un coup sec pour en finir vite – puis de son mouchoir blanc il éponge soigneusement, tendrement, la sueur sur le front et referme les paupières éteintes avec tendresse et prudence, presque avec piété, comme on referme le couvercle d’un cercueil. Et pendant qu’autour de lui, à l’odeur du sang, la lâcheté hurle ou tremble dans sa pâleur, sur son visage simple apparaît un calme compassionnel.

Il exécute toute la "procédure" comme un professeur de chirurgie qui opère le malade car l’intervention doit se faire dans l’intérêt du malade – alors procédons, aussi proprement que possible, en causant le moins de mal possible. Je l’ai vu faire, c’est ainsi qu’il "travaillait" – et voici une image (que je n’oublierai jamais) pour illustrer qu’il en était ainsi, que le sentait ainsi même le malheureux qui était le plus concerné pour en juger – en guise de témoignage. Le condamné monte les deux marches de l’échafaud, le bourreau le soutient. C’est un petit escroc de Pest, chétif, à tête de fouine, il jette un regard sournois autour de lui, il guette la potence. Le bourreau l’étreint – il le regarde ; et d’un coup le regard du condamné s’adoucit. Ses lèvres se courbent dans une grimace gauche – il incline sa tête sur la poitrine du bourreau – et j’entends clairement ses dernières paroles, son chuchotement confiant, enfantin, presque pudique, suppliant : « n’est-ce pas que ça ne fera pas mal, Monsieur Bali ? » Et Mihály Bali, le bourreau, lui caresse le visage comme à un enfant.

L’ange de service tient son crayon en l’air, déconcerté.

- Donc ?... – demande-t-il, interrogateur. Saint Pierre enfouit son front dans ses mains.

- Il ne peut pas être question d’enfer – aucun des trois cent qu’il a exécutés ne le souhaiterait – aucun ne lui en veut. Mais il ne peut pas être question de paradis non plus – car les Écritures disent : « Chacun subit des épreuves, mais gare à celui par qui le scandale arrive ! » Qu’il aille au purgatoire – au purgatoire de la pensée, où nous devons nous juger nous-mêmes.

 

Az Est, 21 mai1926.

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