Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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trait oblique

Trait oblique lest toujours volontiers, presque avec avidité que j’interroge mes connaissances ayant pris l’avion pour la première fois sur ce qu’ils ont ressenti, l’effet que cela leur a fait – je rafraîchis et revois mes propres souvenirs ; en effet, je suis incapable de revenir sur terre après le miracle du vol, et j’entends avec une légère déception, chose passablement fréquente, quand le héros de l’aventure n’est pas enchanté, s’il hausse les épaules : qu’y a-t-il de si particulier là-dedans ? L’enthousiaste obstiné que je suis, essaye alors d’expliquer à mon prochain flegmatique qu’il a tort, qu’il a participé à une aventure bel et bien fantastique et surhumaine, que la chose qui lui est arrivée est plus grandiose que d’avoir vu le jour. Arrête de dire des folies, me répond le flegmatique revenu sur terre, ce n’est qu’un moyen de transport comme les autres – en ce qui me concerne, je lisais mon journal, sans rien ressentir de si spécial – et de toute façon, c’est toi-même qui as écrit quelque part que le vrai miracle réside dans le fait que cela cesse d’être un miracle[1] dès l’instant où il s’est réalisé. Oui, mon grand, mais essaye de comprendre que cette chose ne s’est pas encore complètement réalisée. Comprends bien que notre petit fils ou arrière petit fils volera peut-être – mais ton père n’a pas volé, ton grand-père non plus, ni ton arrière-grand-père. Dans le long enchaînement des générations depuis Adam tu es le premier homme à voler – cette sensation en toi n’est nullement un vécu ordinaire, il est une première brasse dans l’eau ou le premier amour, ou un premier n’importe quoi – c’est pourquoi j’affirme que tu as vécu une aventure plus particulière que la naissance ou la mort, car tes ancêtres sont tous nés et sont tout morts, et le souvenir de leurs aventures luit confusément aux tréfonds de ton âme. En revanche lors de ce premier vol tu as vécu une sensation encore inconnue à toute ton espèce, c’est toute ton espèce qui s’enthousiasme et t’admire, toute ton espèce découvre une chose que la nature et la destinée lui avaient refusée – tu as bénéficié de l’ivresse victorieuse et libératrice de la révolte contre la nature et la destinée – alors cesse de me raconter que ce n’est rien, à moi qui étais du premier vol sur le dragon jouet bricolé en toile, baguettes et fils de fer, par ce pauvre Viktor Wittmann[2].

Rien à faire, la plupart des novices se vantent de n’avoir rien ressenti de particulier. Surtout les dames, ce qui m’étonne moins – après tout elles sont plus enfants que nous autres, d’une part elles sont plus proches du monde des contes, d’autre part elles ont quelque chose de ce petit garçon, dans la belle nouvelle de mon ami Ignotus[3], reposant dans les bras de son père. Le père trébuche et s’étale par terre, puis constate avec des palpitations admiratives que l’enfant n’a pas cessé de sourire calmement, n’a pas eu peur un instant, tellement il s’est senti en sécurité dans les bras de son père. Les femmes trouvent tout aussi naturel et fiable ce que nous, hommes, avons créé, que nous ressentons, nous, naturelle et fiable l’œuvre de Dieu, le mouvement régulier de l’univers. Dieu peut avoir des doutes si, qu’en sais-je, la gravitation qu’il a inventée fonctionne bien en continu, un homme à bord d’un avion peut se soucier si le moteur qu’il a construit ne va pas lâcher ; mais il reste dans l’ordre des choses que nous hommes faisons confiance à la gravitation et les femmes font confiance à nos moteurs d’avion, sans autre considération.

Mais je le répète, l’indifférence des hommes me fâche. Je reste persuadé qu’ils ne font que plastronner, se montrer supérieurs après coup, ils veulent s’afficher blasés, le nihil admirari étant très à la mode à notre époque mécanisée, les gens cachent honteusement ce petit moteur fin et noble que naguère on appelait symboliquement le cœur, au temps où cela signifiait aussi une âme, et qui demeure après tout pour toujours source commune du désir et de l’enthousiasme qui génèrent les poèmes et les dynamos.

Mais oui, poèmes et rotatives, tableaux et gratte-ciel proviennent de cette source commune. Il suffit de grattouiller un peu la noble indifférence – et voyez la conversation intéressante qui en est sortie l’autre jour entre votre serviteur et un ami très doué et enthousiaste qui venait de rentrer d’un voyage en avion. Au début il prétendait lui aussi que ce n’était rien, mais je l’ai revu l’après-midi, et il m’a avoué qu’il avait eu le temps de réfléchir et le vol était vraiment une chose étrange – puis notre conversation s’est échauffée et nous avons fait quelques constatations dignes d’intérêt.

- Tu sais, a-t-il dit, la première chose que l’on remarque d’en haut – nous étions à plus de deux mille mètres – c’est si on survole une région habitée ou non. Là où l’homme est présent, il y a des traits et des figures – des chemins et des champs, des dessins réguliers de canaux et d’alignements d’arbres, une écriture secrète, message de la raison.

Des traits.

Mais n’as-tu pas remarqué, l’ai-je titillé, à quel point ces traits sont différents, changent de caractère – que ces traits, vus d’en haut, ont une signification différente ?

Des signes et des marques d’une nouvelle pictographie, avec un texte nouveau jusqu’ici inconnu, que la présente génération commence à déchiffrer.

L’art a déjà remarqué cela, il commence à savoir le crayonner, naïvement, maladroitement. Tout est là, un nouveau style est bel et bien né, au sens archaïque du terme, un nouveau calame, à partir de cette façon qu’a l’homme volant de voir de là-haut, il faut le croire.

Car avant tout n’oublie pas qu’auparavant au sens physique l’homme ne savait évoluer que dans deux dimensions – nous étions collés dans notre plan qu’il soit courbe ou plat – le reste n’était qu’ajouté par notre esprit. C’est le vol qui nous a apporté dans la réalité comme dans l’imagination la possibilité du mouvement libre dans l’espace en trois dimensions. En effet, l’essentiel dans le vol n’est pas de s’élever dans des plans à de plus hautes altitudes, mais d’avoir à notre disposition tous les plans imaginables. L’importance de voler ne réside pas dans les mouvements horizontaux ou verticaux, mais dans les mouvements et horizontaux et verticaux et dans la résultante des deux que jusque-là nous ne connaissions pas.

Cette résultante : un trait oblique.

Ce trait oblique est une extraordinaire et grande découverte de notre temps, et ce trait oblique apparaît désormais partout dans ce qu’on appelle l’art expressionniste ; c’est l’image mystérieuse, le spectrogramme de la fine vision artistique, à l’instar par exemple de ces deux demi-courbes arquées du gothique, ces deux lignes fermées rappelant le recueillement religieux des bras en prière, levés vers le ciel qui symbolisaient le désir spirituel de cette époque-là.

Sur les tableaux, sculptures ou les maisons expressionnistes l’horizon et tout ce qui s’y rattache n’est plus un trait horizontal – mais oblique – les dimensions s’allongent, les figures se déforment bizarrement. Petites têtes, incroyablement longues jambes, ou l’inverse – donnant l’impression de ne pas être regardées par un œil humain.

L’œil habitué à des traits classiques ne comprend pas cette originalité, ce qu’il qualifie de dégénérescence, il évoque le déclin de l’art.

Mais une fois que tu as volé, l’horizon basculant devient impressionnant, les proportions fuient, particulièrement pendant l’ascension de l’avion quand il penche à chaque tournant – l’avion devient gigantesque, et pendant qu’il descend, rappelle-toi ta peur d’être obligé d’atterrir sur cette toute petite tache – et une minute plus tard le clocher est plus grand que toute l’église.

Comme sur un tableau expressionniste.

Trait oblique ou courbe… perception de l’existence tridimensionnelle : nouvel horizon.

Intéressant : le monde quadridimensionnel d’Einstein est né à la même époque, et d’après lui, dans ce monde-là, tout l’univers est sorti oblique et courbé par la main du créateur.

 

Pesti Napló, 5 mai 1929.

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[1] Dans la nouvelle "Miracle" du recueil "Qui m’a interrogé… ?".

[2] Viktor Wittmann (1889-1915). Pionnier de l’aviation hongroise. (voir le recueil "L’homme qui vole").

[3] Ignotus, pseudonyme de Hugó Veigelsberg (1869-1949). Éditeur et écrivain hongrois.