Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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MASQUE À GAZ ET MILLE LIVRES STERLING

Un peu de fantastique

Ne m’en veuillez pas de vous ennuyer une fois de plus avec mes affaires privées telles le destin de l’humanité et autres fariboles. Je sais parfaitement que certains confrères écrivains et journalistes commencent à me regarder de travers à cause de ces privautés, eux qui utilisent ces temps-ci la surface de papier à leur disposition pour y débattre des affaires générales d’intérêt public ;  par exemple : ce salopard n’a pas raison quand il prétend qu’à mes yeux cet écrivain est meilleur que l’autre, alors qu’il n’est que trop évident qu’il prétend que ce livre est comme ci ou comme ça pour la seule raison qu’il est comme ça ou comme ci avec moi, depuis que ceci ou cela s’est passé entre nous.

C’est bien, c’est une bien belle chose que les affaires publiques et moi je respecte et approuve tous ceux qui arrivent à détacher leur personne du débat public. Mais que faire si on se sent contraint de s’occuper publiquement de soi-même ? Comment aller plus loin, comment tourner les pages si ici, dans le journal où je puise mes sujets, mon regard tombe sur deux attaques personnelles sur une même page – pas seulement des attaques, mais des menaces de mort ?

L’un prétend que le ministre anglais des affaires étrangères Henderson[1] expose dans son discours qu’actuellement l’Angleterre dépense mille livres sterling chaque minute pour préparer la guerre de l’avenir. Dans l’autre le journaliste rend compte d’une conférence passionnante de l’éminent expert Sándor Buday sur l’histoire du masque à gaz jusqu’à nos jours et au-delà. On y apprend que, cyanogène compris, il existe désormais des masques qui protègent contre les cent quatre-vingt-dix-huit gaz déjà expérimentés ; actuellement on travaille donc dans tous les laboratoires militaires du monde pour inventer un cent quatre-vingt-dix-neuvième gaz contre lequel les masques à gaz ne pourront rien – ainsi qu’un masque à gaz qui protégera contre ce nouveau dernier, pour pouvoir recommencer tout depuis le début. En ce qui concerne donc ma prochaine guerre mondiale préférée, après ce qui précède, il est très facile de prédire qui la gagnera. Ce sera celui qui le jour de la déclaration de guerre aura un gaz assassin d’avance sur le nombre de types de masques à gaz de l’autre partie, autrement dit, en dressant la formule du résultat militaire favorable que Napoléon appelait "gloire", elle donne ceci :

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G représente la gloire, Ga1 le nombre de types de gaz assassins fabriqués par l’une des parties, et Ga2 ceux fabriqués par l’autre partie,  le nombre de types de masques protecteurs fabriqué par une partie,  ceux fabriqués par l’autre partie, g est le nombre de personnes à assassiner dans l’autre pays, tandis que d est celui de celles à assassiner dans le premier pays – et, enfin, L est un paramètre sur lequel nous reviendrons.

Jusque-là, nous le constatons, tout est clair, je n’aurais pas de quoi me vexer, en tout cas il est très beau de la part de la future guerre mondiale en question de me faire clairement comprendre à quoi m’en tenir. En revanche, je trouve l’attitude de l’Angleterre un peu exagérée, il ne faudrait peut-être tout de même pas jeter mille livres sterling chaque minute par la fenêtre pour de telles futilités, alors que… ici il y a des gens qui, comment dire, s’en sortent pour bien moins chaque minute, voire chaque heure, voire chaque soixante à soixante-dix ans…

Je profite donc de l’occasion pour lancer un appel à l’Angleterre. Allô, allô, chère Angleterre, veuillez me prêter attention une minute, ou, disons, deux minutes, mais vraiment, posez un peu cette sacoche de livres sterling, tant pis si vous ne dépensez pas ces mille livres par minute pendant deux minutes, cela fait deux mille livres ; et si vous trouvez acceptable ma modeste offre concernant la guerre de l’avenir, et si de cette façon vous ne perdez pas les deux minutes – moi je me contenterai d’un millier, l’autre millier vous l’aurez économisé.

Tope là. Écoutez-moi.

 

Premièrement.

Tout l’équipement nécessaire est très compliqué et onéreux.

Comme je le déduis de la lecture de votre description, ces masques à gaz modernes, justement parce qu’ils sont équipés pour protéger de toutes sortes de gaz, obligent à trimballer avec soi tout un petit laboratoire. Une pharmacopée de produits chimiques nécessitant un récipient monté à la ceinture, duquel des tubes conduisent des contre-gaz pour soutenir les organes respiratoires.

Cet équipement est très peu confortable.

Il convient d’agencer les choses de façon pratique. Un homme en fuite n’est pas en mesure de porter des récipients et autres fardeaux. Sur ce point les animaux sont bien plus astucieux que nous, ils répartissent mieux que nous leurs moyens d’attaque et de défense – la vipère ne porte pas son poison dans une valise et un balluchon, la raie électrique n’a pas besoin de dynamo, et quant aux animaux générateurs de gaz, les ancêtres de la stratégie moderne, pendant leur opération ni le putois ni la punaise ne trimbalent des mécanismes aussi particuliers que le sont nos appareils de protection appropriés. Eux, ils savent tout placer habilement dans leur propre corps.

Le corps humain possède également des creux et des fentes convenables où on pourrait trouver la place pour le récipient évoqué plus haut. Prenons tout de suite le creux intérieur du crâne, un volume vide, totalement inexploité dans le grand œuvre de l’évolution.

Mais ce ne sont que des solutions mécaniques, qui en fin de compte servent plutôt la protection.

L’avenir de l’attaque ne vise pas cette direction-là. Une connaissance de plus en plus perfectionnée du corps et de l’âme humains ouvre devant nous les méthodes secrètes de la nature, et nous met les instruments entre les mains. Aujourd’hui encore on nomme physiologie, psychologie, ou physiologie du système nerveux cet ensemble complexe des connaissances et des possibilités de recherche qu’embrasse la chimie moderne – un jour, quand nous pourrons non seulement connaître mais aussi diriger les phénomènes de la vie, la place de la biochimie sera occupée par la biotechnique : la question ne sera plus comment est l’âme humaine, mais ce qu’on peut en faire.

Au demeurant, depuis la découverte de la radio des mystères étranges commencent à pointer dans les sciences comparées. On comprend à quel point avait raison le savant qui affirmait que ce n’est pas la découverte des ondes radio qui était admirable, mais le fait qu’on ne les ait découvertes que si tard. C’est seulement de nos jours que l’hypothèse selon laquelle il existerait des liens sans fils entre les êtres vivants commence à nous faire comprendre les étranges mouvements de la vie entre les individus. Dans le passé nous appelions les petits signes pâles de ces liens entre les hommes suggestion et effet de foule.

 

Que se passera-t-il si un jour cela devient conscient ?

Si l’on comprend que raison, sentiment, passion, peuvent être guidés de l’extérieur, de façon homogène et en grande masse, aussi bien qu’à la façon intérieure et individuelle dont les processus psychiques étaient dirigés jusque-là par diverses transformations chimiques.

Des signes existent déjà.

Tenez, par exemple, parmi de nombreux autres gaz je prends le cas du gaz lacrymogène. Bon, d’accord, je sais que c’est un exemple brutal, ce gaz fait jaillir les larmes par un moyen physique, en irritant les sacs lacrymaux.

Mais je ne vois aucune impossibilité de principe à ce qu’on invente un mécanisme qui, indirectement, à la source même de l’humeur, saurait exciter les synapses et causer ce qu’on appelait jusqu’ici la tristesse, alors que nous croyions qu’elle ne pouvait être produite qu’individuellement, comme dans un petit alambic personnel.

Perspectives gigantesques !

Je vois déjà les divers gaz empoisonnant les états d’âme – puis viendront les autres, puisque après tout la chose que jusqu’ici nous appelions sentiment et pensée n’est non plus autre chose que la résultante de diverses sollicitations nerveuses intérieures ! Pourquoi ne pourrait-on pas, par des procédés techniques extérieurs, les imposer à l’ennemi ?

En conclusion, je lance un concours pour confectionner les gaz suivants :

Est souhaité un gaz tel que, si l’ennemi le respire, il éclate de bonne humeur, il jette ses armes et se met à danser.

Est souhaité un gaz tel qu’il donne brusquement l’impression à l’ennemi de nous aimer passionnément, et que nous l’aimons aussi lui, seulement nous l’ignorions. Alors l’ennemi saute hors de sa tranchée, tend les bras, affiche un sourire béat et marche vers nos tranchées, là-dessus nous n’aurons plus qu’à les ramasser comme on ramasse les hannetons au mois de mai.

Est souhaité un gaz tel qu’il donne à l’ennemi l’idée fixe que tuer des hommes est malpoli et signe de mauvaise éducation, action qu’aucun intérêt, aucun raisonnement ni objectif supérieur ne peut justifier. Dès lors l’ennemi ne nous tue plus, et se laisse massacrer tranquillement.

Enfin, est souhaité un gaz appelé Schopenhauer, ou gaz nirvana, qui inculquera à l’ennemi la conviction qu’il est bien préférable d’être mort que de vivre, alors chaque ennemi retournera son arme et s’enverra une balle dans le crâne – nous n’aurons qu’à balayer les cadavres.

 

Mais je propose autre chose qui ne coûte presque rien.

Le but de la guerre, ou plutôt sa méthode, consiste à tuer un certain nombre d’hommes, dans un certain intérêt.

Pourquoi faut-il dépenser de l’argent pour cela ?

Puisque les hommes sont mortels – seul un peuple ou un pays a du temps devant lui.

Il suffirait d’attendre que les hommes qu’il faudrait tuer meurent d’eux-mêmes.

N’est-ce pas pareil ?

Aboulez les mille livres sterling.

 

Pesti Napló, 23 février 1930.

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[1] Nevile Henderson (1882-1942).