Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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COMPÉTENCE

Corrections en marge

73-competences les lettres arrivent toujours à propos de mon récent article[1] : il s’agissait de l’abaissement du monde et de cette génération qui, au sens exact du terme, est plus imbécile, donc moins apte à préparer un temps meilleur, que n’a été la génération qui nous a inspirés – j’ai longuement cité un article spirituel de Chesterton, en y ajoutant mon propre grain de sel.

Ces lettres sont écrites par des jeunes gens, filles et garçons, et la souplesse de raisonnement avec laquelle ils résument l’essentiel de leur opposition est vraiment étonnante. Ils mettent en cause la guerre mondiale, reconnaissant qu’à première vue la jeunesse d’aujourd’hui est effectivement "moins cultivée" que l’ancienne, mais doutent que cela soit le fait d’aptitudes et de facultés, et non celui de l’absence de conditions extérieures – on ne peut pas parler de "bêtise", seulement de grossièreté.

Ne nous appesantissons pas sur les termes – ma petite chronique du dimanche n’est effectivement pas un terrain bien choisi pour débattre de problèmes de cognition, ce qui ne veut pas dire que la solution de problèmes de cognition serait à mes yeux une tâche moins brûlante que la synthèse des gaz contre-gaz ou celle des gaz contre-gaz des contre-gaz. Au demeurant l’article en question n’avait pas pour but de régler un problème quelconque, voire prendre position. J’ai soulevé une question, plutôt pour moi-même, sous l’effet d’un état d’âme inquiet, dont n’ayant pas trouvé la source dans mon vécu personnel, j’étais contraint d’en rendre responsable ce qu’on appelle "l’esprit du temps".

Ce n’est pas une question de terme.

Si dans toute l’Europe il existe dix ou vingt jeunes gens qui ressentent mon expression comme une offense, je la retire bien volontiers, même face aux autres pour lesquels je l’entendais.

Mais cela ne règle pas le phénomène mondial hurlant qu’est l’indifférence face à l’avenir, l’absence de la compréhension des maux qui menacent – tentons donc de chercher une autre expression.

Ne parlons plus d’inaptitude originelle – disons qu’il manque une compétence.

La compétence.

 

C’est le déclin de la compétence qui caractérise l’époque, cette époque où la science est pourtant si fière de sa nouvelle complexité, fière d’une coopération de tous les spécialistes évolués de toutes ses sphères d’activité, de son taylorisme et de son fordisme, de l’ouvrier qui sculpte des pieds de chaises au phalanstère et du célèbre professeur de médecine qui est une autorité reconnue dans la connaissance d’une glande cachée de notre corps. Oui, mais sculpter des pieds de chaise et bien connaître une des centaines de nos glandes ne signifie nullement la possession d’un talent et d’une connaissance ni de la chaise ni de l’homme – or il n’existe pas de plus petite entité qu’une unique chaise ou qu’un homme unique ; ce que ces spécialistes possèdent, ce n’est plus une entité, seulement une partie de quelque chose, substituable dans une autre entité, une chose non organique et imaginable (par exemple : glande de singe et pied de table), n’exigeant pas de jugeote, seulement des connaissances. Quelqu’un peut produire et échanger mille pieds de chaise et mille glandes, sans rien connaître de l’art de fabriquer une seule chaise, sans être capable de rendre un seul homme heureux.

 

Plus grave est que même l’autorité de la compétence est en déclin, déniant la loi de la proportionnalité inverse de l’offre et de la demande.

Que s’est-il passé ?

Voilà une douzaine d’années il y a eu tremblement de terre, raz de marée et glissement de terrain – il est très compréhensible que la société ait été un peu secouée, personne n’avait prévu que sur le sol rassurant, comme ça, tout d’un coup, chacun ne pourrait retrouver que les ruines de sa maison.

Mais les optimistes ont tout de même imaginé que ce n’était qu’une question de temps.

Ils n’avaient pas appris qu’une nouvelle vie germe plus volontiers sur un terrain vierge, aucun intérêt de s’escrimer à remblayer les ruines – un conquérant barbare reconstruit rarement le Colisée entré en sa possession, il édifie plutôt des masures parce que c’est plus vite fait, et il laisse les débris devenir "des souvenirs des grands vieux temps".

Il fallait vivre, tout de suite, car estomac et poumons et battements de cœur ne peuvent pas s’arrêter en hommage même au deuil d’une époque révolue – il n’y avait pas de temps pour attendre qu’une maison se construise, nous avons donc baptisé de maison la baraque de nécessité.

Il s’est passé ce que font les participants dans le jeu des chaises musicales : à un signal chacun quitte son "arbre", zigzague un temps, puis chacun occupe une place trouvée vide – celui qui n’en trouve pas se remet à crier, à troubler la fête, à appeler à une nouvelle guerre.

 

Et chacun a occupé sa place sur l’arbre le plus proche, de peur de rester sans arbre. Chacun a attrapé la paille que le courant lui tendait, s’y est agrippé, sans pouvoir attendre de retrouver une planche de son bateau emporté ou échoué.

Dans notre génération, si tu interroges cent personnes, il s’avère que quatre-vingt-dix ne pratiquent pas le métier pour lequel elles se sont formées.

Des milliers de chevaliers d’industrie envahissent notre monde perturbé avec des bateaux à vapeur, des avions et des voitures filant à deux cents kilomètres à l’heure, et  claironnent la nouvelle religion : retombe sur tes pieds partout, à tout prix – et ne te soucie pas de savoir si celui qui a besoin de toi ou celui dont tu as besoin trouve en toi ce qu’il cherche.

Au début nous riions du bottier politicien, du démiurge oculiste, de la machine à café musicale – nous les prenions pour des personnages humoristiques comme les vieux escrocs de Marc Twain, qui faute de mieux se prétendent comédiens, et pour jouer Roméo et Juliette, Juliette dissimule sa barbe blanche dans la pénombre du balcon. Nous riions, ou nous pensons au cas exceptionnel, à l’explosion du génie placé au mauvais endroit – après tout Pasteur n’était pas médecin non plus, et Napoléon n’était pas préparé pour devenir empereur.

 Or en l’espace de quelques années il s’avéra que le médecin sans diplôme ou le conquérant sans munitions sont le cas général – l’expert ne fait que suivre ses traces et peut tout au plus devenir un conseiller, évidemment sur des détails seulement, puisque "le tout" (comprenez : l’exploitation commerciale du métier) exige naturellement la présence du charlatan et du rebouteux.

La statue de notre temps : Zeileis[2] sur un piédestal et les médecins diplômés du "sanatorium" autour du socle.

Et tout cela, pour que nos enfants s’en instruisent, nous l’avons baptisé "l’esprit américain" à suivre, "débrouillardise", en partant du fait que, n’est-ce pas, Edison était aussi garçon épicier – et personne n’osait observer modestement que cette fois il ne s’agit pas de vitalité à la Edison pour créer ou amender le monde – que la débrouillardise d’un seul "homme nouveau" de ce genre entraîne l’incapacité de vivre de centaines d’autres, rendant en fin de compte par sa grande vitalité toue une génération inapte à vivre.

Et on célèbre dans tous les domaines le grand Débrouillard, qui s’en tire même dans le désert gelé, même quand il ne vit plus dans le désert gelé mais sur votre dos et sur le mien, pour vous plier en deux après la grande célébration. Bien sûr, il s’agit de l’Amérique, or qui ne serait pas en admiration à la vue de tant de carrières à la Edison, le marchand d’insecticide devenu roi du cinéma, le commis en huiles, futur président d’un trust théâtral, et ainsi de suite, chez lesquels tout au plus la vitesse de la métamorphose pourrait nous étonner, si nous n’avions pas pris l’habitude que désormais ils soient poussés non seulement par la reconnaissance postérieure mais aussi par la confiance préalable – que sa majesté le Capital, si par exemple elle décide effectivement de fonder un trust de cinéma, cherchera pour diriger son entreprise plutôt un ab ovo un marchand d’insecticide qu’un artiste actif.

 

C’est leur esprit qui flotte au-dessus des eaux, depuis que ces eaux sont peu profondes. Les compétences étant en diminution, l’époque, pour s’aider, a mis à la mode les parvenus intellectuels, en tant que "curiosité", "originalité", " sensation". Jusque-là tout se passait bien, et même l’écrivain le plus capricieux (pour prendre un exemple dans mon métier) ne pouvait pas bouder qu’un excellent dompteur de fauves décrochât un énorme succès littéraire avec son autobiographie répandant le charme âpre de son style direct – cela doit exister, et le bégaiement du dilettante, dans une époque surchargée de professionnalisme, fait du bien, parce qu’il apporte un peu de fraîcheur. Le phénomène commençait en revanche à nous choquer quand les années passaient, et nous nous rendions compte que seuls les dilettantes avaient désormais du succès, que l’artiste reconnu était désormais accueilli par des éditeurs méfiants, qui en même temps accueillaient à bras ouverts le dompteur de fauves qui, encouragé par le succès de son autobiographie, avait aussi écrit la biographie de Bismarck.

 

Nous pouvons nous arrêter sur ce point : la littérature est vie et la vie est littérature ; la réciprocité des deux montre très bien où nous en sommes en matière de sagesse, en critique, en esthétique.

Nous en sommes là où il n’est plus comme il faut  de se connaître à ce qu’on fait. S’y connaître serait snobisme professoral et pédanterie. Par contre ne pas s’y connaître, c’est du génie, de la force juvénile, la fraîcheur "intensive" d’une  force vitale immaculée.

Sauf que s’occuper d’une chose à laquelle on ne connaît rien, est scabreux, même si la critique experte ne nous contrôle pas ; notre temps a inventé une excellente méthode pour écrire un langage et un style "chics" : parler d’autre chose que ce dont il s’agit.

Ainsi, dans un drame amoureux, parler de la libération de la classe ouvrière ou, disons, de la culture des choux-raves – ou dans une dissertation de sciences naturelles, traiter les causes de la crise psychique de Tristan et Iseut.

Et nous prenons de haut, qualifions de désuet ou de "faussement romantique", de "sensiblerie" et de "pleurnicherie" l’idylle de Paul et de Virginie, les souffrances de Werther et La Nouvelle Héloïse, la description objective (du point de vue du sujet) compétente du sentiment amoureux, puisque le Paul d’aujourd’hui et la Virginie d’aujourd’hui sont, naturellement, non pas des tourtereaux, mais les dirigeants d’une grande industrie, Werther, en bon freudien, ne dissèque plus ses propres souffrances mais celles de sa mère, et le héros et l’héroïne de La Nouvelle Héloïse, plutôt qu’un échange épistolaire, se dépense pour une propagande révolutionnaire dans une cause qui ne les regarde pas.

 

Et si malgré tout nous vivons mal et sommes malheureux, la raison en est peut-être que la vie aussi nécessite des compétences.

 

Pesti Napló, 9 novembre 1930.

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[1] Extinction des feux de bivouac.

[2] Vaentin Zeileis (1873-1939). Médecin autrichien, inventeur de la thérapie à haute fréquence.