Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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PROFIL

Ce sont eux qui m’ont heurté, ils ne se sont même pas excusés, je me suis retourné, très en colère.

Mais aussitôt je me suis radouci, j’ai pardonné, j’ai renoncé à exiger réparation, je suis resté là une minute en souriant, à les regarder, à rêver, ce garçon et cette fille ne me voulaient aucun mal, simplement ils n’ont pas pris conscience de mon existence, pour eux j’étais transparent, ils croyaient qu’on pouvait me traverser.

Mais il se peut qu’ils ne m’aient pas vu. Ils marchaient côte à côte, venaient en face de moi, leurs visages n’étaient pas tournés dans la même direction que leurs quatre pieds. Les deux visages étaient tournés l’un vers l’autre pendant qu’ils marchaient, ils se parlaient – fondus dans le regard de l’autre, les deux visages formaient un cercle fermé, dont ne sortait aucune boussole, aucun sémaphore, aucun périscope vers le monde tumultueux.

Une méthode guère pratique du point de vue de la circulation dans la rue. Mais qu’y pouvaient-ils ? Un amoureux, a des choses à faire, à régler, tout ce qu’il peut c’est les faire et les régler en commun avec celui ou celle qu’il aime, et avec qui le plus volontiers il ne ferait ni ne réglerait rien, mais s’installerait quelque part, si possible dans une position où les deux heureux visages se trouveraient face à face, pour voir l’autre en entier, en même temps, pour s’assurer mille fois et encore mille autres fois que l’autre ne voit rien et ne veut rien voir d‘autre que son visage.

Il conviendrait d’adopter pour eux une règle de circulation à part, ou attribuer un agent de police particulier à chaque couple d’amoureux, qui ne porterait pas de sabre au côté mais des ailes aux épaules, pas de pistolet mais des flèches, afin de veiller sur eux.

Le profil intéressant, spirituel, la silhouette marquée et expressive, qui d’après les graphistes contient tout le caractère, n’est pas pour eux.

Qu’en feraient-ils ?

Le profil n’a qu’un seul œil. Un œil au regard figé vers l’avant, incapable de voir à côté, il scrute un lointain inconnu, stupide, inintéressant, comme les yeux des chevaux fous, entre leurs œillères.

Le profil est une chose infirme, une chose inhumaine.

Et aussi non fiable.

Si je ne vois pas l’autre demi-visage, comment croire ce que dit un demi-visage ? L’unique œil du profil est sombre – qui sait si l’unique œil de l’autre demi-visage ne rit pas en même temps ?

Les deux profils de deux visages de Janus.

Le pratiquant d’amour et d’affection regarde en face – il est figuré sur des frontons ; c’est l’ambitieux, l’arriviste, le profiteur, qui doit se tourner de côté, montrer son nez de boxeur, son profil, ce livre fermé.

Un visage ouvert doit montrer un livre ouvert.

L’homme de profil doit figurer de profil.

 

Az Est, 16 novembre 1930.

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