Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ZEPPELIN
AMÉRICAIN
Nouvel Ararat
Dans la revue technique étrangère
convenable, on peut lire en détail : n’hésitez pas,
commandez un spécimen.
Le tout nouveau. À peine
achevé.
Une merveille de la technique. Sans
précédent.
Le tout récent fantastique
aéronef.
Quant à ses dimensions, elles sont
deux fois plus grandes que celles du Graf Zeppelin, la deuxième Lune de
notre Terre comme j’ai eu l’honneur de la nommer.
Il est piriforme. On peut dire aussi
qu’il ressemble à une goutte de verre, rappelant même
par-là les corps célestes. On dit que c’est cette forme qui
convient le mieux aux conditions aériennes.
Son équipement est
irréprochable en tous points.
Tout risque de feu est exclu. Les cellules
étanches sont remplies d’hélium. Ce corps immense est
mû par dix moteurs diesel, il va en cas de besoin à trois cents
kilomètres à l’heure. Les moteurs, également ignifugés,
sont alimentés par du pétrole brut puisé dans des
réservoirs si grands que la nef peut confortablement traverser
l’océan, se promener pendant vingt-quatre heures au-dessus de
l’Europe, et il reste encore suffisamment de souffle pour retourner, sans
escale et sans alimentation en vol, jusqu’en Amérique.
Mais le plus beau reste à venir.
Retenez bien tout. Pas de tricherie, pas de magie, que des faits et du
réel.
En plus des quartiers de
l’équipage (on verra dans une minute de quel équipage il
s’agit) et des chambres des officiers, la nef comporte dans son ventre un
hangar de la taille d’une halle, pour quatre avions qui sur des rails et
des toboggans peuvent quitter la nef en quelques secondes et peuvent aussi y
retourner, leur mission accomplie.
Autrement dit, ce grand oiseau porte sur
lui son propre nid et dans son nid ses propres oisillons : le premier
porte-bébé aérien, unique, même dans le monde
animal.
Mais quel grand oiseau
est-ce-là ? Ses pattes sont-elles vertes, ses ailes sont-elles
soyeuses, oiseau magique ? Comme le dit la chanson.
Pas tout à fait.
Dans l’entrepôt du navire il y
a place pour suffisamment de bombes à gaz, sternutatoires et
lacrymogènes pour, d’après des calculs précis,
inonder cinq métropoles européennes en une journée. Au
demeurant l’aéronef n’aurait même pas besoin de voler
au-dessus du continent. Il pourrait simplement stationner près du
littoral. Il se couvre d’abord de bombes nébuleuses. Blotti parmi
de gentils cumulonimbus, Dieu lui-même par en haut ne le distingue plus
de ses propres agneaux de nuages, alors, vous pensez, les faibles yeux humains,
par en bas ! Il s’arrête et ouvre son flanc. Les quatre
avions, après s’être savamment informés à
l’aide des prises d’images transmises par radio,
s’équipent en munitions et prennent la direction de quatre
métropoles. Ils y lâchent gentiment leurs bombes, celles au
cyanure, celles qui font larmoyer et celles qui font éternuer.
(Comprenez bien : celles-ci pas en tant que plaisanterie de
collégien, ce ne serait pas digne d’un acte aussi solennel. Leur
but est que celui qui a déjà revêtu un masque anti-cyanure
soit obligé de le retirer pour éternuer, sinon, n’est-ce
pas, comment ferait-il pour inhaler la dose de cyanure prescrite par le bon
docteur ?) Leur mission accomplie ils retournent à
l’aéronef porte-avions pour se recharger en munitions.
Cher lecteur, naturellement tu te crois
maintenant très intelligent parce que tu as compris qu’il
s’agit là d’un aéronef militaire, d’un char
d’assaut aérien invincible, d’un monstre destructeur et
assassin construit pour le cas de guerre, du symbole menaçant des
aspirations impérialistes de l’Amérique, de la
fierté et du trésor le plus jalousement gardé de la
stratégie des États-Unis.
Non, mon ami, tu t’égares, toi
qui t’es cru un homme intelligent et raisonnable.
Il n’en est pas question.
Cet aéronef n’a pas
été construit par un état-major, son coût de
fabrication ne charge pas le budget des dépenses militaires.
Mais qui alors ?
Je n’en sais rien. N’importe
qui, sauf une puissance militaire. Au contraire. Manifestement des organismes
pacifistes, le capitalisme craignant pour sa fortune, qui ne veut pas exposer
l’évolution pacifique du monde à la menace d’une
nouvelle guerre.
Il ne s’agit nullement d’un
faucon rapace, d’un griffon dévorant notre globe, ce que tu aurais
pu le croire à sa description.
Il s’agit d’une colombe farcie
ordinaire.
Qui plus est, d’une colombe de la
paix.
Tu en doutes ?
Si tu en doutes, lis les commentaires, le
mode d’emploi dans lequel cette nouvelle panacée a
été emballée. Lis les explications, les interventions
politiques et journalistiques de la presse américaine et ouest
européenne qui célèbrent cette nouvelle victoire de
l’évolution de la technique : le Zeppelin géant
américain.
Toutes ces interventions, ces explications,
t’apprennent que l’Amérique ne songe nullement à
faire partir ou à utiliser un jour ce navire militaire.
L’Amérique a déclaré cela très officiellement
et solennellement, d’aucuns l’ont entendu, confirment sous serment
qu’ils l’ont personnellement entendu dans la bouche même de
l’Amérique, cette déclaration. Si tu le souhaites ils te
rapporteront dans les détails comment l’Amérique les a pris
par le bras, les a tirés dans un coin. Pardon, a dit
l’Amérique, vous permettez, juste une minute ? Et elle leur a
expliqué, aux uns après les autres, cette Amérique, ce
fils des Rocky Mountains, pendant que
d’une main elle pianotait distraitement sur son étui à
cigarettes : écoutez, vous ne vous imaginez tout de même pas
que j’ai construit cet aéronef pour en faire usage, ou parce que
j’imaginerais comme possible d’en avoir un jour besoin, ou, Dieu
m’en garde, parce que je voudrais en menacer quiconque.
Mais alors pourquoi diable
l’Amérique l’a-t-elle construit ? – demandes-tu,
mon cher lecteur, homme charmant et naïf.
La réponse est toute simple.
Je l’ai déjà dit. Comme
colombe de la paix.
Un symbole au même titre que la
Statue de la Liberté, le symbole du Travail, de la Liberté et de
la Paix dans le monde, devant le port de New York.
Cet aéronef est l’unique
garantie absolue et infaillible de la Paix Universelle, que toi, dans ton
imagination peureuse et lâche, parcourue de terrifiantes visions
sanglantes, tu as pris pour un cavalier de l’Apocalypse, un Moloch
biblique, ayant vocation de mettre fin à toute cette comédie
absurde, stupide et méchante que le Destin nous octroie sous
prétexte de culture et civilisation européenne, ce Destin qui
joue de nous comme d’un piano noir.
Le libéralisme et la
démocratie américains préparent la paix dans le monde,
l’Amérique a construit ce dangereux aéronef dans le seul
but de prouver que l’humanité n’a plus besoin d’un tel
dangereux aéronef.
Dans le langage de la diplomatie et de la
politique étrangère, densément résumé, la
logique ainsi esquissée sonne comme suit (tu peux le reconstituer
toi-même à partir de diverses déclarations) :
L’actuel armement vigoureux de
l’Europe et de l’Amérique est en fin de compte une action de
nature démonstrative, une
sorte d’expérience scientifique avec laquelle les nations aspirant
à l’ardente amitié entre elles souhaitent mutuellement
prouver ad absurdum
qu’au niveau actuel de la technique il serait insensé
d’espérer un règlement des conflits par la violence,
même dans le cas de l’ultima ratio
– le mieux est donc de ne pas du tout compter sur de telles
possibilités. Il est en effet évident que, tandis que dans les
guerres précédentes rivaliser avait au moins un sens :
l’un gagnait, l’autre perdait – une guerre prochaine, avec
des gaz, qui se profile selon les techniques militaires actuelles n’entraînerait
que des perdants, comme cela a été prouvé par les derniers
exercices militaires de Londres. Car l’Europe pourrait tout aussi bien
que l’Amérique se construire un gentil petit Zeppelin comme
ça, et dans ce cas dans une prochaine guerre d’un
côté l’Amérique détruirait l’Europe,
tandis que de l’autre c’est l’Europe qui détruirait
l’Amérique. L’une deviendrait aveugle, l’autre
paralysée, elles pourraient aller mendier ensemble sur Mars, à
supposer que d’ici là la bonne fusée soit inventée,
et à supposer aussi que cette fusée ne soit pas
réquisitionnée par l’état-major pour régler
un conflit interplanétaire.
Tout cela est expliqué
intelligemment par les cercles militaires, pour démontrer que la conférence sur le
désarmement prévu l’année prochaine est promise
à d’excellents résultats, parce que connaissance prise de
ces preuves toutes prêtes, plus aucun État n’aura envie de
confier son destin à des épées ni à des gaz –
par conséquent un désarmement définitif du monde ne
saurait plus tarder. C’était aussi le sens de la dernière
déclaration de Mussolini, principal traîneur de sabre et grand
développeur de gaz.
La fonction de la puissance du Zeppelin
américain ne laisse après tout cela aucun doute. Il
apparaîtra au-dessus de la salle de réunion de
l’assemblée concluant la conférence, il se
présentera, et s’il arrive à convaincre ces messieurs
réunis de sa force et de son pouvoir irrésistibles, il attendra
encore la signature de la décision sur le désarmement, puis il se
fera solennellement exploser lui-même, arme inutile d’une menace
désormais inutile – il se déchirera comme on déchire
une lettre de change qui a été payée.
En effet, cet aéronef a
été construit, comprenez-le enfin, pour prouver qu’un tel
aéronef n’est plus nécessaire, grâce à Dieu,
car l’humanité est désormais éclairée de bon
vouloir.
Il est vrai que chaque homme, s’il
reste un peu seul après avoir écouté toutes ces splendides
théories – il reste seul et il médite un peu –
pourrait être amené à se poser une question raisonnable :
est-ce que dans le huitième millénaire de l’invention de la
communication de la pensée et de la réflexion il ne serait pas
suffisant de se prouver par la parole et avec
des mots les uns aux autres qu’un tel aéronef n’est plus
nécessaire. Et aussi qu’il est superflu de le construire pour le
croire. Mais tout cela ne montre qu’une chose, que seuls les fous
parlent, et peut-être même seuls eux pensent. En revanche,
dès que dans une salle de conseil se retrouvent des politiciens et des
soldats, il en sort aussitôt la correcte méthode à suivre
grâce à laquelle les hommes intelligents peuvent mutuellement se
convaincre, sous la forme suivante :
On montre le plan d’une maison
à construire à un expert. Si cet expert déclare que le
plan est mauvais et la maison risque de s’écrouler, ceci avant de
la construire – alors l’architecte doit être contraint de
construire la maison. Si elle s’écroule effectivement, c’est
l’expert qui avait raison, si elle ne s’écroule pas,
c’est l’architecte.
Si vis pacem para
bellum.
J’ai toujours adoré ce
proverbe.
Il me rappelle une de mes théories
antérieures que, par erreur, j’ai écrite sous forme
d’humoresque, plutôt que de la transmettre à
l’honorable gouvernement pour prouver ma vocation de diplomate.
Cette théorie traitait des
conditions les plus adéquates d’une cure d’amaigrissement.
Mon enchaînement d’idées expliquait que si l’on mange
beaucoup, on grossit, si l’on grossit, on devient paresseux, si
l’on est paresseux, on ne travaille pas, si l’on ne travaille pas,
on ne gagne pas d’argent, si l’on ne gagne pas d’argent on
n’a pas de quoi manger, si l’on n’a pas de quoi manger, on
maigrit. Il est donc évident que la meilleure façon de maigrir
est de manger plus.
Et la meilleure façon de
désarmer c’est l’armement. CQFD.
Pesti
Napló, le 30 août 1931.