Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
FÁNI
SCHNEIDER A ARRACHÉ SES CHAÎNES
Joueurs
d’échecs
Oui, elle les a
arrachées.
Il a fallu un siècle pour
qu’elle les arrache – que voulez-vous, les événements
historiques, les grandes révolutions, ne s’accomplissent pas du
jour au lendemain : c’est en catimini qu’agit la force
mystérieuse, jusqu’à ce qu’éclate le
cataclysme.
Ou plutôt le panic-clysme.
Je recommande le mot à
l’attention de Spengler[1].
Fáni Schneider,
C’est dans le coin
séparé de mon petit café préféré que
j’ai appris la chose, là où sont installés les
joueurs d’échecs.
J’ai déjà
rapporté à plusieurs reprises toutes les bêtises que
débitent les joueurs d’échecs plongés sous le charme
des combinaisons, comme dans un sommeil hypnotique, sans savoir ce qu’ils
disent, et sans pouvoir s’en souvenir plus tard.
Je les observe depuis longtemps, j’ai
même essayé de les prendre en sténo, ces dialogues :
un jour peut-être j’arriverai à picorer quelque chose de ces
textes de charabia mystérieux, un signe, une allusion, une
prophétie – j’écoute dans un saint recueillement,
comme les anciens païens écoutaient les mots hachés de
l’oracle de Dodona[3], penché en transe au-dessus des
vainqueurs.
Cette fois j’ai peut-être
réussi à noter quelque chose.
En effet, l’un dit :
Aïe, aïe, cette tour, cette tour,
cette tour, chef preux, vraie tour glorieuse du chef, celle-là, elle va
franchir ici la ligne h.
Ce sur quoi l’autre, comme
psalmodiant : cette tour, chef preux, glorieux, va descendre de son
fauteuil d’évêque, alors le pion d fait une percée endiablée, comme qui a
arraché ses chaînes.
Mais le premier n’en reste pas
là, et déclare après mûre réflexion
qu’il n’a rien à faire de ce pion, parce que n’est-ce
pas celui qui pionce, n’a pas besoin de pion, mais le fou qui a
arraché ses chaînes, en tout cas il le prend en un tour de main,
et tout ce qu’il veut encore remarquer, c’est que lui, il est parti
avec le fou, parti à la foire, avec le fou, tout comme avec Fáni Schneider.
Et maintenant survient la tournure
inattendue.
À l’instar des chevaliers
d’un tournoi médiéval, quand dans le feu du combat ils
échangent leurs lances, le second qui jusque-là
s’accrochait obstinément au fou qui a arraché ses
chaînes, se résout brusquement à une concession : il
souffle, fait avancer son cheval, et cesse de psalmodier le texte classique, il
essaye de synthétiser la contradiction des deux chœurs avec le
texte combiné concentré suivant :
- Bon d’accord, si vous partez
avec le fou, alors moi je vais là, et le pion d fait quand même sa percée comme je l’ai dit,
comme Fáni Schneider qui a arraché ses
chaînes.
Pesti Napló, le 7 novembre 1931.
[1] Oswald Spengler
(1880-1936). Philosophe allemand opposé à
[2] Tube des années 1920 : http://www.youtube.com/watch?v=aNR2oGtYiX0
[3] Oracle du Nord-Ouest de