Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
BAGARRE
Complément
à la psychologie de l’ultima ratio
Ce n’est qu’avant-hier que j’ai
entendu parler par hasard du jeune homme bagarreur. En l’espace de deux
semaines il a provoqué trois scandales dans les cafés, il a fait
saigner le nez de deux citoyens paisibles, puis il a battu jusqu’au sang
un commerçant, et même un de ses collègues. Comme
ça, par ouï-dire, je me l’imaginais mécaniquement
comme un provincial sanguinaire, un querelleur insolent, un
"élément irresponsable" qui garde un couteau à
cran d’arrêt dans la poche de son blouson de cuir, avec petits yeux
porcins ensanglantés constamment clignant, des lèvres
épaisses émettant des cris perçants – un type antipathique
que quelqu’un finira bien par remettre à sa place, sinon la
police.
Hier je me trouvais dans un cercle d’amis
littéraires, entouré de jeunes amateurs de poésie et de
musique. Au bout de la table un jeune homme blond, grand et svelte
écoutait modestement et avidement notre conversation, de ses yeux bleus
mélancoliques, rougissant de temps à autre de joie et de
connivence quand nous nous enthousiasmions pour une œuvre remarquable ou
une belle pensée. Il n’a ouvert la bouche qu’une seule fois,
pour prendre chaleureusement la défense d’un écrivain que
les autres trouvaient un peu douceâtre et sentimental. À ce moment
quelqu’un qui passait près de notre table, lui a adressé la
parole.
- Tu es encore dans le journal.
Le jeune homme s’empourpra.
- Je sais. C’est un pur mensonge, ce
reportage, du début à la fin. Ça ne s’est pas
passé comme ça.
- Mais ça s’est passé comment
dans la réalité ? – ai-je demandé,
étonné, un quart d’heure plus tard quand je suis
resté seul avec ce jeune homme modeste et enthousiaste, aux yeux bleus
méditatifs et aux lèvres minces, qui venait de
s’avérer être le héros des bagarres dont je parlais.
- Monsieur, dit-il après une brève
hésitation pendant laquelle il a dû s’efforcer à
vaincre le dégoût du souvenir, je vous jure que je n’y
étais pour rien.
- Il est donc faux que vous aimiez
provoquer ? On vous attaquait et vous ne faisiez que vous
défendre ? Maintenant que je vous connais, je serais enclin
à le croire.
Il hésita.
- Eh bien… Je ne sais pas ce que vous
entendez par provocation… Si vous entendez la même chose que les
autres… le premier coup… alors je dois avouer… en ce qui
concerne le coup lui-même… dans les trois cas… c’est
moi qui l’ai porté le premier…
J’ai haussé les épaules.
- Je ne vous comprends pas. Une bagarre commence
forcément toujours par un premier coup… Le responsable est celui
qui par ce geste libère la violence, cette pensée haïssable
et révoltante pour tout être pensant.
Il regarda devant lui, méditatif.
- Alors pourquoi appelle-t-on ce premier motif ultima ratio ? – a-t-il doucement demandé.
Il poursuivit.
- Écoutez-moi. Je n’embellis pas ma
nature. Je sais que je me laisse parfois emporter, mais je ne connais rien de
plus détestable que la passion brutale, animale. Je déteste la
violence, je me révolte contre toute privation de liberté, le
piétinement des droits. Mais j’ai un point faible : je suis
intéressé, quasi nerveusement attiré par les tournois intellectuels. Même si,
étant timide et réservé, je n’y participe pas, je
suis avec une attention affamée (vous avez pu le remarquer) le combat
excitant des arguments et des contrarguments où on clarifie les notions
du droit, de la vérité et de la beauté. La concertation est le moyen le plus
humain, le plus noble de la recherche du chemin juste, de l’objectif
final. Lorsque par exemple ce gros type… cette espèce
d’avocat…
Il commençait à
m’intéresser. Il poursuivit :
- Au moment où ce monsieur, sans dire un
mot et avec une discourtoisie manifeste, a sauté à la table que
la seconde précédente le garçon avait
réservée pour moi, il l’avait bien vu, une brûlante
envie est aussitôt montée en moi de le convaincre de
l’incorrection de son procédé. Je l’ai abordé
poliment, espérant qu’il n’avait peut-être pas bien
compris la situation, et je lui ai demandé s’il savait que
c’était ma place – en effet, moi je ne m’assoirais
certainement pas à une place où il aurait
précédemment aimé s’installer, puisque ce sont ces
petites choses, ces petites ententes tacites entre gentlemen, qui contribuent
à rendre supportable cette vie misérable. En guise de
réponse à ma question polie, presque suppliante, il s’est
mis à rigoler, il m’a toisé et a dit
qu’évidemment il le savait, mais il s’en fichait, il se
sentait très bien à cette table et n’envisageait
certainement pas d’en changer. J’étais tellement
ébahi que je ne suis pas arrivé à trouver une
réponse du tac au tac (pourtant, vous comprenez, c’est la réplique qui aurait
été importante pour moi), j’ai donc pris place à une
autre table, non loin de là. Je demeurais assis, mais je ne pouvais ni
réfléchir ni agir, ni même toucher à mon
café, je tremblais de tout mon corps. Dans mon excitation
incohérente, je me suis pris à mener un dialogue muet avec l’inconnu. Je soulevais des arguments avec
une bonne volonté passionnée : non, vous n’avez pas raison,
une telle attitude dans la vie est forcément nuisible pour tout le
monde, aussi pour vous, c’est ce genre d’attitude qui conduit
à tous les maux, à la misère, la guerre, la faillite, la
souffrance. Dans mon imagination, au début il me donnait des réponses
brèves et arrogantes, je me rappelle qu’il se
référait à Nietzsche contre mes arguments à
J’écoute ses aveux saccadés ;
trois lignes de Bürgschaft[1] de Schiller, une association d’idées
complètement libre, apparaissent devant moi comme sur un écran de
cinéma : un condamné à mort court à toutes
jambes à travers fossés et buissons pour sauver, au prix de sa
propre vie, la vie de l’ami fidèle garant de son honneur, pour
donner une leçon au tyran sur la force de la vertu. Un moment des
voleurs lui barrent la route. Ils l’encerclent. Son cœur est
figé d’horreur et de panique – que se passe-t-il si ces gens
le tuent, ou si à cause de la bagarre inévitable il arrive en retard, s’il
n’arrive pas à temps à sa propre exécution. Il tente
de convaincre les voleurs en se
tordant les mains : il n’a pas le temps, il est pressé, il
s’agit de sauver la vie d’un tiers innocent, ils doivent comprendre
cela… Et voici les trois vers :
„Um des Freundeswillen erbarmet Euch!
Und drei mit gewaltigen Streichen
Erlegt er, die andern entweichen.
(« Au nom de mon ami, ayez
pitié de moi ! » Et sous ses coups terribles trois
d’entre eux mordent la poussière ; les autres prennent la
fuite. [2])
Le sifflement rythmé de la ballade rend
merveilleusement vrai, vivant et dramatique ces trois vers presque comiques sur
le plan logique. Un homme qui supplie, qui implore pitié et
compréhension, assomme en même temps tous ceux qu’il supplie
– si l’on connaît le but
et la situation, le dessein et l’action, la contradiction entre
l’âme et la main devient claire et noble. Comprenez bien : il
n’a pas le temps, il n’a pas le temps – pour que la chose
bien et juste, légitimée par des arguments et des idées
clairs, qui doit arriver puisse arriver,
seule l’ultima ratio s’impose le moment
venu ; c’est l’unique, le dernier remède pour des
ciboulots trop lents pour piger des arguments et des notions, le remède
apparemment inconsciemment souhaité par ces mêmes ciboulots, c’est
le poing dans la figure.
J’ignore si l’aveu de ce jeune homme triste aux yeux bleus est tout à fait fiable. Quoi qu’il en soit, la chose est de l’ordre du possible. Ne jugeons pas trop vite et en général, justement pour cette raison. Cogner, être violent, abuser de sa force physique est sans aucun doute une méchanceté condamnable. Pourtant, après l’expérience de toute une vie, j’affirme qu’un homme absolument vrai n’est pas forcément celui qui n’a jamais giflé un enfant, frappé une femme, cogné à la tête un homme désespérément idiot.
Pesti Napló, le 22 février
1931.