Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
PRISONNIERS DE GUERRE
À
propos d’un livre bouleversant
La mode de la littérature de mémoires n’est
pas encore passée, au contraire, elle ne fait que s’amplifier
- elle creuse de plus en plus profondément, de plus en plus loin
dans le passé. Les plus grands succès de librairie de la
dernière décennie ont été des biographies et des
mémoires. Y compris des souvenirs antérieurs à la guerre
mondiale - mais indéniablement c’est ce qu’on appelle les
mémoires de guerre qui ont lancé le processus, ce désir de
se souvenir.
Pourquoi, comment, au nom de quel besoin
psychique ?
Aussi compliquée que soit cette
question pour un économiste, un homme politique, un chercheur en
matérialisme historique, voire pour un biologiste nationaliste raciste,
elle est simple et claire aux yeux de celui qui considère la foule
bariolée des gens comme une Réalité Vivante
passionnée, aspirant au bien comme au mal, admirative ou haineuse,
constructive ou destructive, commettant puis regrettant ses fautes, tout autant
qu’à ses yeux à lui, l’individu solitaire.
L’Europe a commis il y a quinze et
quelques années une faute et une ignominie innommables, contre
elle-même, contre le monde civilisé, contre toute
l’humanité dont elle était le guide et le phare élu
depuis un millénaire. Depuis elle expie son crime et sa bêtise. On
ne peut pas savoir combien d’années a résonné et
résonnera encore la sentence de l’Ordre Violé des Choses
(d’après Spengler la sentence fut une condamnation à mort),
mais il est très naturel que le
coupable se comporte psychiquement, consciemment et inconsciemment, de
la même façon que n’importe quel criminel durant la longue
détention préventive : il ne cesse de remâcher,
digérer, retourner, tenter de justifier, expliquer, analyser,
tantôt repentant, tantôt avec un rebelle instinct vital, dans la
souffrance des nuits autodestructrices - de remémorer dans chaque
détail le Crime Commis vaniteusement, dans un emportement
irréfléchi, il essaye de convaincre le Procureur invisible qui le
mettra face à ses responsabilités, il affirme qu’il ne
pouvait pas agir autrement.
C’est le fantôme de la
dignité humaine assassinée qui visite l’Europe, au fond de
sa cellule.
Son image est encore très nette. On
ne voit pas encore son âme, on ne voit pas encore les dégâts
causés par ce meurtre - ce fantôme apparaît sous une forme
physique : une ombre sanglante, le crâne fendu à la hache
d’arme verse son sang, et dans ses yeux vitrifiés se fige
l’accusation de l’horreur.
Un personnage de musée de cire.
Aux heures difficiles des fantômes,
pour le moment, c’est cette figure très sensorielle que dessine
devant soi la conscience ébranlée.
C’est cela le secret de l’effet
effarant des romans de guerre, des journaux du front, des films reconstruisant
les batailles. Ce sont des fantômes accusateurs dont la vue à la
fois attire et dégoûte notre mauvaise conscience - d’autant
plus si l’image est mouvementée, bariolée, bruyante -
voyons ce sang, encore plus de sang, tout ce sang versé, ensuite nous
réfléchirons sur ce qu’il signifie pour nous : un
verdict à charge ou une justification à décharge.
Car l’image en soi, la vision du sang
et de la mort, n’est encore ni sentence ni moralité. C’est
pourquoi l’effet de l’art reconstituant des fronts et des
batailles, justement du point de vue de la moralité, n’est pas
autant sans équivoque que se l’imagine un pacifiste naïf.
J’ai déjà démontré un jour que malgré
toute hypothèse rationnelle ces images et ces descriptions de guerre
n’alarment et n’effrayent qu’une moitié du public, la
rend hostile à toute guerre imaginable. L’autre moitié y
prend carrément goût, cela fouette le sadisme et le masochisme,
cela réveille de sombres passions latentes dans les profondeurs
archaïques de l’âme.
Le sang humain a,
hélas, une belle couleur rouge : une couleur suggestive, presque
appétissante. On peut comprendre que seule l’âme plus
mûre, plus civilisée, pâlit à sa vue -
l’âme moins développée, moins achevée,
s’en enhardit.
Puis, une fois qu’elle y a
goûté, il se trouve toujours un avocat non invité, un faux
prophète mauvais, malveillant, ou de bonne foi mais un imbécile,
pour abuser de l’âme physiologiquement saine mais imparfaite :
quelque raisonneur psychopathe qui, à l’analogie d’in vino veritas, clame la
vérité de l’âme ivre de sang et de tuerie. Et suivent
des théorèmes : oui, on a besoin de guerres, la guerre
n’est pas un si grand mal que ça - le sang versé
n’est qu’un symptôme négligeable d’une
opération saine et salutaire, une saignée sans laquelle
l’humanité trop rapidement prolifique serait à coup
sûr victime d’une apoplexie.
Et le pacifiste naïf sent qu’il
a raison mais il ne peut défendre sa vérité que par de
candides dogmes moraux, dépassés, sous forme de principes
"tu ne tueras point" comme issus du décalogue : à
l’impressionné qui prend horreur du sang on reproche simplement la
statistique selon laquelle les dix millions de victimes de la guerre mondiale
non seulement ne manquent pas en Europe, mais ils ont été deux
fois remplacés depuis (et cela est vrai), clamant glorieusement que
ladite "opération" n’a pas gâché, mais a
plutôt régénéré le corps malade.
Voici enfin une œuvre - une œuvre
sur la guerre qui n’évoque ni les fronts ni les batailles, ni le
sang qui coule ni la cervelle qui gicle ; pourtant elle parle de
façon plus claire et plus compréhensible de l’essence de
toutes les guerres, que des centaines de scènes de batailles, des
centaines d’œuvres pacifistes "de dissuasion".
Que ce livre soit hissé haut par les
adeptes d’une future Europe de paix, quand l’image du Fantôme
Sanguinaire aura pâli, et reviendrait le Tentateur du Sang pour
l’ébranler dans sa foi.
En effet, ce livre ne relate pas les
souffrances du corps, il relate celles de l’âme auxquelles aucune
statistique ne peut remédier.
Or, extérieurement, ce livre
n’est pas non plus autre chose qu’un immense panorama, une vision
gigantesque constituée d’un océan de données par un
savoir-faire enthousiaste.
Au début du livre le lecteur trouve
une carte. Sur cette carte, des points, des lignes et des taches. Ils
illustrent combien de prisonniers de guerre ramassés de toutes les
classes sociales des pays les plus divers, ont souffert pendant des
années - non dix millions, mais cent millions, non des morts heureux
mais des vivants malheureux, à qui, séparément, la guerre
a volé plus que leur vie - elle leur a volé le contenu et le sens
de leur vie.
Ces taches et ces lignes, telles
l’expansion d’une épidémie de typhus, ne se sont pas
localisées au lieu de l’infection, l’Europe - elles se sont
répandues sur le globe entier, elles ont transporté
l’infection en Asie et en Afrique, comme les cellules circulantes
d’un organisme dérangé : autant de briques de
construction à leur place, mais causes de tumeurs cancéreuses en
terre étrangère.
Par la suite, au long de deux volumes, des
milliers de dessins, de figures, d’illustrations et d’aveux, une
éruption de lave de la profondeur béante. Des centaines de
millions de soldats, autant de cellules éparpillées des
armées explosées et redevenus individus, jetées sur les
rochers de terres étrangères, éveillés à
eux-mêmes, chacun, enfermé, prisonnier, humilié dans sa
liberté humaine, puni sans pitié pour le péché
originel d’être né - cent millions de paysans,
d’ouvriers, de commerçants, d’avocats, de médecins et
d’artistes, jetés en tas, autant de bêtes enfermées
dans un enclos, pourtant des hommes, bégayent ici la lutte de
l’âme - lutte plus gigantesque et plus terrifiante que toute
bataille des Lacs Mazure ou percée de Gorlice, pour elle-même - pour
rester une Âme, une âme pleine d’espoir, un miracle
exceptionnel unique, un Choix Libre dans l’enfer de
l’uniformité qui fige tout en poussière et en pierres
inertes.
C’est une vision dantesque, une
vision de migration des peuples - des centaines de milliers attachés par
des sangles d’esclaves, sous le joug de marchants d’esclaves :
libération de la Violence brute.
Que pouvait-il s’ensuivre
d’autre que ce qui suivait les migrations des peuples : le Moyen
Âge ?
-Le Moyen Âge et le déclin, la
retombée de la pensée humaine aux temps barbares, après
l’âge d’or classique.
-Un esprit de l’époque sans
pensée, sans idéaux, sans amour-propre, sans conscience, qui
même pour la défense de son pacifisme ne peut évoquer autre
chose que l’interdiction dogmatique de tuer - comme si
véritablement il n’existait pas de destin pire que la mort, de
crime plus grand que tuer.
Nous, les derniers "ci-devant"
d’une civilisation morte, disparue, nous le savions encore.
Je cite deux passages d’un de mes
articles écrit en 1916 dans les jours les plus sanglants de la
guerre :
« J'écoute et je suis
depuis longtemps avec inquiétude le programme et l'argumentaire du parti
de la paix, dans la presse, la littérature, les discours, la
poésie. Avec inquiétude car je cherche la vérité et
non pas ma vérité. Avec inquiétude car je sens qu'ils ont
raison et je crains qu'ils fassent une mauvaise démonstration de leur
cause face au mensonge, et leur mauvaise plaidoirie fera qu'ils perdront le
procès dans lequel la victoire devrait leur revenir. L'argumentaire des
enthousiastes de la paix revient chaque fois obstinément et
puérilement, avec un emportement naïf sur un unique point : un
meurtre est une honte sous quelque forme qu'il se commette, il est interdit de
tuer des hommes, donc il faut interdire la guerre […] J’aimerais
savoir ce que diraient ces partisans de la paix qui luttent avec le seul et
unique slogan "assez de boucheries !" contre ce que - c'est ce
que j'aimerais bien vous faire comprendre - ce qui est plus qu'une boucherie
humaine ; que diraient les mêmes si le parti de la guerre
perpétuelle disait un jour : bon, d'accord, si la seule chose qui
vous ennuie c'est la tuerie, nous ferons alors la guerre sans tuerie. […]
Des armes qui ne tuent pas [l’ennemi] mais le mettent hors circuit. Une
guerre où il y aura seulement des prisonniers et pas de morts. […]
Serez-vous contents si on y arrive ? Cesserez-vous vos gémissements
contre la guerre ? »
Et à la fin :
« Il faut un nouveau slogan, le
"à bas la boucherie" ne suffit plus. […] Si par sa
nature l'homme vivait éternellement et pas seulement cinquante ou
soixante ans, alors oui, la plus grande valeur dont on pourrait le priver
serait la vie […] Celui qui me prend le contenu de ma vie commet un plus
grand crime contre moi qu'un autre qui ne m'ôterait que la vie.
Et le contenu de la vie c'est la
liberté.
La guerre foule aux pieds la liberté
humaine. Le contraire de la guerre n'est pas la paix, mais la révolution
des idéaux. »
Celui qui lira ce livre bouleversant,
comprendra dans les lignes ci-dessus non seulement ce qui s’est
passé alors, mais aussi ce qui s’est passé depuis.
Pesti Napló, le 22 mars 1931.