Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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je me tire toujours d’affaire

Je me tire toujours d’affaire dans la mesure du possible. Mais ce n’est pas toujours possible. ça ne marche pas toujours. Ou alors quelquefois ça marche à l’envers : je m’enfonce encore plus profondément.

Comment ? De quoi je me tire ? Eh bien, de la mélasse, c’est très simple. Évidemment une fois de plus, mcl (abréviation : mon cher lecteur) me regarde avec incompréhension, il ne sait pas de quoi je parle. Une fois de plus j’ai été distrait, tirez-moi les oreilles.

Car tout doit être imputé à ma maudite distraction. Mon âme est pure et innocente, je n’ai jamais dit quelque chose de volontairement blessant ou offensant à mes congénères, je ne me suis jamais moqué d’un handicap physique, je n’ai jamais remarqué la poutre dans l’œil d’autrui, j’ai plutôt aperçu la paille dans le mien, j’ai toujours veillé davantage à une égratignure sur la peau des autres qu’à une fracture ouverte sur la mienne. Et pourtant, des quantités de gens à Pest semblent être convaincus qu’il existe peu d’individus, d’une part plus implacables, plus indiscrets, plus perfides, plus méchants, plus vaniteux et d’autre part plus prétentieux que moi ; c’est à eux que je dois qu’une partie de mes admirateurs traversent la rue par pur respect quand ils me croisent sur le trottoir.

Mais que faire, je suis distrait, or la distraction – l’avez-vous observé ? – va toujours de pair avec la malchance : celui qui se balade dans une prairie, profondément immergé dans ses pensées, trouvera forcément un fossé sous ses pieds, même s’il n’y en a jamais eu à cet endroit.

Comprenez-moi bien. En un mot je suis celui qui, si par hasard un jour il lui arrive de parler de corde (pourquoi diable parlerais-je de corde ? Je n’ai rien de commun de près ni de loin avec une corde, je ne suis ni marin, ni producteur de chanvre, je n’ai aucun intérêt, rien de commun avec cette industrie), cette éventualité invraisemblable me prend forcément dans une famille où le maître de maison s’est pendu la veille. Et si je réalise la bourde et je veux me tirer d’affaire en parlant vite d’autre chose, mes phrases seront truffées de termes au sens figuré tels que : cordée, accorder, miséricorde, ou alors maladroitement, pour être aimable : je suis suspendu à vos lèvres ou encore j’admire la suspension des rideaux. Faire ce genre de bourdes est bien pire que ne rien dire, les gens dans le malheur sont hypersensibles et s’imaginent qu’avec ces allusions lointaines je veux en rajouter à leur douleur.

Un jour dans le train j’ai raconté pendant des heures des blagues de bègues à un monsieur de mon compartiment. Quand, à la fin, il a pris la parole, il m’a dit glacialement : « M… m… mer… ci beau… beau… coup, je me s…. suis b… bien a… a… musé. »

Si je croise un aveugle, dans mon zèle pour l’amuser, j’utilise les expressions les plus imagées et les plus châtiées qui, grâce à la richesse de la langue, donnent par exemple : à l’aveuglette, bon pied bon œil, la passion nous aveugle, heureux de vous voir.

Ce n’est pas de ma faute non plus si j’ai une mauvaise mémoire des visages, parfois je ne reconnais pas mes plus vieilles connaissances dans la rue. C’est à cela que je dois la plupart de mes ennemis. Je me sens surtout mal à l’aise avec des dames. Vous ne me reconnaissez toujours pas ? – disent-elles avec pitié, et bien sûr moi je jure que si, jusqu’à ce qu’il s’avère que j’ai confondu la personne avec celle qui le mois précédent avait séduit son mari, la pauvre avait absorbé du poison, c’était dans tous les journaux, ce matin elle se levait pour la première fois pour que, comble de malchance, je sois le premier qu’elle rencontre. Puis, pour me tirer d’affaire, j’improvise généralement une théorie compliquée sur la beauté féminine qui est toujours conforme à une norme générale, c’est ce qui m’a empêché de la reconnaître, étant donné que chez elle il y a une absence totale de traits de laideur qui auraient été un signe caractéristique, ainsi de suite. Bref, je tâche de lui prouver que je l’ai confondue avec la Vénus de Milo, en particulier à cause de la ressemblance de ses bras.

Un jour j’ai louangé ses mains à une dame pour me rendre agréable : comme vous avez des mains petites et jolies ! Elle a remarqué, vexée : cela fait six ans que vous me connaissez et ce n’est que maintenant que vous les remarquez ? J’étais gêné et j’ai répondu du tac au tac : bien sûr, elles sont si petites que ce n’est que maintenant que j’ai découvert que vous avez aussi des mains.

Quand je vais en société, mes amis ont l’habitude de me pincer les bras jusqu’au sang, par pure bienveillance : « pour l’amour du ciel, ne parle pas de ceci ou de cela ; une relation d’untel est présente et elle ne doit absolument pas savoir… ». C’est en général trop tard, quand j’ai déjà fait la grosse bourde à éviter, ensuite je peux me casser la tête pour trouver comment m’en tirer.

Mais une connaissance bienveillante n’est pas toujours présente. Un jour (je donnais une lecture dans une ville de province) au dîner j’avais pour voisin de table un sympathique et modeste membre du cabaret local. Pour lui être agréable, je me suis vanté d’avoir assisté la veille à leur représentation : « je l’ai bien aimée et j’ai trouvé la troupe pleine d’entrain et de talent » ai-je dit. Sur son invitation d’ajouter aussi quelques critiques sincères et sévères pour que ma louange ne paraisse pas mielleuse et forcée, j’ai mentionné le nom d’une unique actrice dans un rôle plutôt secondaire. J’ai dit en toute franchise à quel point je l’avais trouvée exécrable, au point qu’elle m’avait donné envie de lui lancer ma chaise à la figure. Son silence courtois et intéressé m’a mis la puce à l’oreille, je lui ai demandé qui était déjà cette femelle lamentable. Il a alors répondu doucement et modestement que c’était son épouse. Une fois que ma soudaine quinte de toux fût passée et qu’il eût lui-même ramassé par terre ma serviette de table et mon tournedos entamé, j’ai produit une dissertation emberlificotée dans laquelle, au prix de maintes arguties, j’ai réussi à démontrer qu’un talent aussi spécial et original que celui de madame son épouse devrait être mis en valeur dans des rôles adéquats et non pas dans un mauvais ouvrage aussi bâclé, superficiel, dans une piètre compilation telle que ce texte dans lequel on l’a condamnée à jouer hier soir, une œuvre dans laquelle précisément les talents exceptionnels périclitent, justement par suite de leur personnalité hors du commun. Il opina affirmativement, et après que j’eus réussi avec brio de me tirer d’affaire, j’étais convaincu de m’avoir fait un excellent ami et admirateur, je lui ai tapoté l’épaule et lui ai promis d’écrire un jour un rôle original pour sa femme à la place de cette ineptie – il a alors répondu qu’il lui serait d’autant plus facile de retirer la pièce actuelle du programme qu’il en était l’auteur.

 

Színházi Élet, 1932. n°34.

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