Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
en rentrant d’une boÎte de nuit
avec un jeune homme de vingt ans
Oui, vers deux heures du matin, en sortant d’un
night-club traditionnel qui a survécu aux anciens, fière petite
fleur rouge et
légère, il a même gardé son nom emprunté
au français quand la terre a tremblé sous les pieds de
l’ancien monde. Je marche pour rentrer chez moi – suis-je
seul ? Pas vraiment, puisqu’un jeune homme de vingt ans marche
à mes côtés, cet ancien jeune homme[1]
gauche et obstiné. Il nous arrive de nous rencontrer parfois à
cette heure de la nuit, de moins en moins souvent il est vrai. Moi je fredonne
un air doucement, lui, il s'entête dans son mutisme, tant que je ne lui
adresse pas la parole. Pense-t-il à moi ou aux jeunes de vingt
ans ? Il faudrait le lui demander.
MOI : Belles
pépés, frérot, hein ? Ou comment vous dites au
fait ? Bien balancées ?
LUI se tait.
MOI :
C’était donc ça, la nouvelle danse, la biguine. Ce
n’est pas très différent de votre ancienne matchiche, dans
une nouvelle variante : les nouvelles mœurs n’atténuent
pas son halètement et sa violence érotique, mais elle y
mélange quelque chose de plus humain, et par là même plus
moral que la stupide pudeur : de l’humour, une bonne humeur grotesque.
La danse érotique d’aujourd’hui caricature et se moque
d’elle-même, il y a là-dedans une sorte de saine
supériorité, c’est ça qui me plaît.
LUI sombrement : Pourquoi faut-il
railler l’érotisme ?
MOI : Car
c’est ainsi que nous le dominons, sans le tuer. C’est ainsi que
nous maîtrisons Éros, cette charmante petite boniche insolente
– elle ne peut pas nous dominer, nous veillons sur elle pour
qu’elle nous serve sans s’asservir elle-même. N’as-tu
pas aperçu que les anciennes compositions vestimentaires sensuelles,
propres à séduire, cavalcade excitante et mystérieuse des
soies et des dentelles et des rubans et des falbalas, sont accrochées
désormais à la nudité naturelle de ces splendides
créatures comme des caricatures de l’ancienne mode :
naguère cette mode se prenait au sérieux. Aujourd’hui
ça ne peut plus être autre chose qu’une caricature
allègre. Notre congénère femme, quand nous prenons les
deux directions des deux vestiaires de la plage, après avoir pris nos
bains de soleil, allongés nus dans le sable, et nous discutons de
questions économiques, ne peut pas apparaître à la sortie
en crinoline ou en tournure : les lignes simples, droites,
inintéressantes et pratiques de sa robe expriment clairement
qu’une fois pour toutes elle a renoncé à son idée
fixe : se montrer autre que ce qu’elle est –
congénère de sexe féminin.
LUI ironiquement :
Congénère de sexe féminin ? C’est plutôt
bien trouvé.
MOI après une pause : En somme
– elle te déplaît, la mode d’aujourd’hui ?
LUI après une pause, brusque, violent,
enflammé – d’un trait : Mode ou pas mode, je ne
sais pas, ça ne m’intéresse pas, je n’y suis pas
sensible. Ce que je sens et ce à quoi je crois, ce ne sont pas les
robes, les étoffes, les coupes, les boutons, les dentelles et les rubans
– mais c’est quelque chose que je connais depuis des milliers
d’années, et je sais mieux que toi, qu’en gros ça
n’a pas changé depuis vingt mille ans… Ce n’est ni mieux ni pire
qu’avant. Cela n’a pas pu s’améliorer parce que
c’était parfait, et cela n’a pas pu empirer parce que
ça ne pouvait pas être pire. Cela n’a pas pu tenir le rythme
du progrès parce que c’était la source de tous les
progrès – cela n’a pas pu s’adapter aux changements
des goûts, parce que c’était la source de tous les
goûts et de toutes les saveurs. Qu’elles soient à la mode ou
qu’elles ne le soient pas, vos robes de femmes d’aujourd’hui
me déplaisent, parce qu’elles ne contiennent pas ce trait constant
et éternel qui les sanctifierait en robes : couvertures,
enveloppes, cachettes et découvertes de cette chose constante et
éternelle qui s’appelle le corps féminin. Cette robe est
"très étroite et très ample"[2] comme le dit l’esprit de la
Terre ; cette robe est trop courte et trop longue ; elle n’est
pas un attribut de la femme au sens où l’aile est attribut du
papillon et le pétale attribut de la rose. C’est un écrin,
une boîte, une bouteille dans laquelle la femme est couchée nue
comme la chrysalide dans son cocon. Ce qui est ornement sur elle, ce
n’est pas la Robe Absolue, c’est la matière vivante, chose
constante et éternelle, reconnaissable dans ses mille variantes,
indépendante des époques et des régions ; la mode des
époques et des régions peut tout au plus l’approcher ou
s’en éloigner. Cette mode d’aujourd’hui est
allée aussi loin de l’essentiel que votre esprit du temps
s’est éloigné du but de la vie humaine :
l’homme.
MOI doucement, pour le calmer :
C’est quoi, l’essentiel éternel ?
LUI enfiévré : Une image
danse devant mes yeux, et dans l’histoire universelle de l’habillement
féminin je vois cette seule et
éternelle image de plus en plus nette, telle un arc-en-ciel qui danse
calmement au-dessus des écumes d’une cascade. C’est cette
image qui vit dans les profondeurs de l’âme masculine :
c’est de là qu’elle est projetée par le désir
et le recueillement, pour la consacrer en femme et en habit.
MOI prudemment : Qu’est-ce que
c’est, cette image, fiston ?
LUI : Le
mystère le plus merveilleux de l’amour de la vie. Riche et
luxurieux flamboiement des pétales et des feuilles, des couleurs et des
odeurs, tumulte somptueux, autant de réalités pour les yeux et
pour la bouche, et tout cela sert à dissimuler, à cacher des yeux
et de la bouche ce qui dedans est l’essentiel, ce vers quoi aspirent les
yeux et le cœur. Il le cache pour mieux attirer l’attention, il y
met l’accent en le taisant, il le donne en le refusant, il le rend plus
désirable en ne le cédant pas bon marché ! Centre et
axe et foyer, vivante étoile du Nord de toutes les boussoles de la Terre
– c’est ce sanctuaire qui est enfermé par les pétales
et les feuilles, les couleurs et les odeurs, cavalcade de soies et de
dentelles, tantôt abondantes et flottantes, tantôt modestes et
serrées, mais toujours fleur ! "Congénère de
sexe féminin ?" Quelle honte ! C’est avec cette femme
que tu voulais progresser – c’est avec cette confiance
sacrilège que tu as essayé de l’abaisser à ton
niveau, au niveau de ton corps de singe ronflant et poilu, cette fleur
magnifique de cette vile plante qui ne fleurit qu’une fois tous les cent
ans : la fleur humaine ? Fleur humaine, belle femme, la plus belle
envie et la plus mystérieuse jalousie pour la rose, pour la tulipe, pour
le lys, qui sortent de la terre et se hissent vers le haut, et ouvrent leur
calice vers le ciel parce qu’ils ne peuvent pas bouger de leur place
– ou bien toi, fleur volante qui a tourné ton calice vers le bas,
vers la terre, et tu ondoies au-dessus comme le fuchsia –
d’où est sortie ta tige invisible, sinon de la terre ? De
l’altitude peut-être ? Dois-je chercher tes racines entre les
nuages ? Je l’ignore – mais je veux te voir en fleur, en une
fleur suspendue en haut – ton stigmate doit toucher la terre tout juste
assez pour que je puisse t’attraper, quand de mes lèvres je veux
toucher tes pétales.
MOI je lui caresse prudemment la
tête : Bon, bon… rien de grave. Le principal est que tu
aies découvert une si belle nouvelle métaphore de la femme.
J’y pense, transmets mon baisemain à Rosa, je suis arrivé
chez moi.
LUI rougit : Quelle Rosa ?
MOI : Celle, mon
fils, que sa septième arrière-grand-mère, la brave femme
naturelle, avait baptisé de cette fleur, pour que plus tard tu puisses
te rappeler la première métaphore.
Pesti
Napló, 4 septembre 1932.