Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
raconte-moi le cochon vert
ous vous souvenez du conte à dormir debout,
quand vous aviez trois ans ?
Raconte-moi
une histoire, nous asticotions nos chers parents ou la baby-sitter ou la brave
bonne à tout faire.
- Bon, je te raconte le cochon vert,
a-t-elle enfin consenti en poussant un soupir.
- Alors ?
- Je n’ai pas dit alors,
j’ai dit : je te raconte le cochon vert.
- Alors raconte.
- Je n’ai pas dit alors raconte,
j’ai dit : je te raconte le cochon vert.
L’enfant commence à se mettre
en colère.
- Pourquoi tu ne commences pas ?
- Je n’ai pas dit pourquoi tu ne
commences pas, j’ai dit : je te raconte le cochon vert.
À ce point, un petit enfant normal
se met à pleurer, à trépigner, il peut
éventuellement mordre la main ou le bras de l’adulte moqueur ou ce
qu’il peut atteindre, mais au minimum il essaye de le griffer.
Je remarque qu’il a raison.
On n’a pas le droit d’abuser
d’une innocence de bonne foi.
Car, n’est-ce pas, on ne peut pas
qualifier autrement que d’innocence de bonne foi ce qui a fait briller
nos yeux lorsque le conseil municipal de la capitale, avec un commissaire
administratif à sa tête, nous a déclaré :
- Venez, les enfants, je vais vous
raconter la réforme administrative.
- Oh, c’est super, raconte-la
nous ! – avons-nous crié.
Et lui :
- Je n’ai pas dit raconte-la
nous, j’ai dit : il convient de réformer de A à Z
l’administration.
- C’est ça !
C’est ça ! – avons-nous crié – il convient
de la réformer ! C’est magnifique ! Voyons !
- Je n’ai pas dit voyons,
j’ai dit : nous allons introduire un nouveau système
administratif.
Nous avons commencé à perdre
patience.
- Alors pourquoi ne commences-tu
pas ?
Là-dessus, lui…
Là-dessus, il a répondu que
nous apprendrons qu’il a décidé que tout fonctionnaire sera
tenu de passer un examen sur le
système administratif en cours.
Qu’est-ce que c’est, si ce
n’est pas un cas typique d’histoire du cochon vert ?!
À quoi sert de passer un examen sur
ce que nous voulons réformer, transformer radicalement, car manifestement
c’est mauvais, inadapté et dépassé ?
À quoi sert à un chauffeur de
passer un examen de conduite de fiacre ? Ou à un médecin, de
l’art des incantations ? Ou encore à un barbier, de la
théorie des nattes tressées de cheveux d’hommes ?
Nous craignons que la municipalité
ne nous berce avec tout cela. Elle veut seulement raconter qu’elle veut
raconter, mais pour le moment elle n’a pas la moindre idée :
où habite et à quoi sert le cochon vert si prometteur de la
réforme administrative ?
Az Est, 11 décembre 1932.
Article suivant paru
dans Az Est