Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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la jambe artificielle

La vraie est restée sous Bavaruska.

Il avait tout juste vingt-quatre ans.

C’est un de ses camarades qui m’a rapporté comment ça s’est passé ; il était avec lui quand le shrapnell a fait boum, il a emporté son bras à lui.

Kasszián n’a même pas perdu connaissance. On les a emmenés ensemble. Eh bien, que t’est-il arrivé, a demandé gaiement Kasszián quand il est revenu à lui. Parce que moi, c’est fini ma jambe, elle est nase.

Aucune oreille humaine ne l’a entendu se plaindre, à l’hôpital non plus. Il ne s’est pas laissé endormir, on lui a scié la jambe déchiquetée sous anesthésie locale. Il fumait des cigarettes et plaisantait avec le chirurgien à l’ouvrage : appliquez-vous, Docteur, si vous vous débrouillez bien, c’est encore vous que je reviendrai voir pour faire couper l’autre.

Après son rétablissement il est revenu crânement, enjoué, sur deux béquilles, parmi ses anciens amis. Il raillait les bijambistes en badinant. Ôte de là tes deux jambes gauches, maigrichon, que je puisse m’asseoir aussi avec ma seule jambe droite. Ne me plains pas, frère, plains plutôt toi-même, moi je n’ai qu’une demi-paire de jambes, tu en as deux, toi.

Ensuite, pendant des années je n’ai eu aucune nouvelle de Kasszián. Ces derniers temps ont dû être difficiles pour lui, il n’a pas été épargné par la crise, l’affaire qu’il avait héritée de son père a fait faillite.

Récemment, en traversant la rue d’une ville de province, mon attention fut attirée par un attroupement.

Quelqu’un s’était fait écraser par le tram.

Je ne l’ai pas tout de suite reconnu quand, le visage blême, il fut retiré de dessous les roues.

Kasszián! – m’écriai-je avec horreur. – C’est toi ? Par le ciel… ce n’est tout de même pas ta jambe…

- Si, chuchota-t-il, et une lourde sueur perla sur son front. - Ma jambe artificielle… Apparemment elle est complètement fichue… C’est terrible… Je l’ai fait faire en Allemagne… Impossible de la remplacer… à cause de l’embargo… et même si j’obtenais une dispense… je n’aurai plus jamais assez d’argent… comme je suis malheureux…

Et Kasszián éclata en sanglots pour la première fois de sa vie.

J’apprends que le gouvernement s’apprête à réviser la loi sur les mutilés de guerre.

 

Az Est, 19 février 1933.

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