Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
nouvelle industrie
Ces derniers temps le professeur
d’allemand menait à Budapest l’existence qu’un
professeur d’allemand pouvait mener à Budapest ces derniers temps.
Pour faire bref : une existence minable. Qui apprend
l’allemand ? Quelqu’un qui ne parle même pas
l’allemand, est si inculte qu’il ne se mettra pas à
apprendre l’allemand. Le professeur risquait de mourir de faim. Les seuls
élèves qui s’adressaient à lui, d’ailleurs
dans l’espoir de cours gratuits, étaient ceux auxquels on pourrait
appliquer l’admonestation du Juif provincial à son fils :
pourquoi veux-tu apprendre le français ? Faut-il que les
Français sachent aussi à quel point tu es un imbécile ?
Or voilà quelques jours son sort
prit une tournure inattendue.
D’abord un homme est venu.
Il parlait le hongrois avec une saveur
quelque peu orientale et les traits de son visage n’étaient pas
typiquement hongrois. Au demeurant il s’est présenté avec
une offre plus qu’honorable : il voulait apprendre l’allemand,
il paierait correctement, il n’aurait qu’une seule réserve,
la chose était très urgente, il était prêt à
travailler trois heures par jour mais il avait hâte de dépasser les
difficultés des connaissances élémentaires.
Ils se sont mis d’accord.
Un autre s’est présenté
l’après-midi du même jour. Comme s’il avait
été un parent du précédent tellement il lui
ressemblait, mais il s’avéra qu’il ne le connaissait pas.
Il veut apprendre l’allemand. Il
paiera correctement. Sous réserve d’aller vite. En dix jours il
veut en savoir suffisamment pour que des étrangers, un Français
ou un Anglais non germanophone, puisse le prendre pour un Allemand de
naissance.
Le professeur trouva ça bizarre,
ça lui donna à réfléchir. Ça lui mit la puce
à l’oreille : n’y aurait-il pas une relation entre ce
zèle et les événements politiques en Allemagne ? Mais
pourquoi justement cette catégorie de personnes typées pour
lesquels l’Allemagne d’aujourd’hui est au bas mot inhospitalière,
ressent donc le besoin de parler l’allemand ?
Lorsque le lendemain matin trois nouveaux
élèves se manifestèrent en même temps et ensuite
encore un quatrième, il n’y tint plus et voulut connaître le
fin mot de cette histoire.
- Dites-moi, mon ami, pourquoi cela
devient-il si urgent pour vous, justement maintenant, de combler vos lacunes et
d’apprendre l’allemand ? Puisque, si je suis… heu…
bien informé… les chances pour vous dans l’Allemagne
d’aujourd’hui… sont minces…
- Qu’allez-vous chercher
là ? Je compte transplanter mon affaire en France.
- En France ? Et pourquoi
avez-vous besoin pour cela de connaître l’allemand ?
- Voyons ! J’ai quand
même besoin d’en savoir suffisamment pour que l’on croie que
je suis un réfugié allemand !
Az Est, 1er juin 1933.