Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Dans la rafale des poncifs

“Spiritual invention made in Reality”

J’ai l’honneur de faire savoir à la Société des Nations que depuis hier des puissances étrangères bombardent la capitale de mon territoire intérieur individuel intègre et délimité, la forteresse de mon système nerveux central, le château de la Raison. Il n’y a même pas eu de déclaration de guerre et pour ma part je n’ai produit aucune attitude provocante, depuis des années je n’envoyais que de doux messages à la grande puissance en question, plutôt sous forme de questions – veuillez examiner s’il y a eu des explosifs dans ce que j’ai dit ou écrit. Il n’y en a pas eu, pas la moindre étincelle ! Je n’ai endommagé personne avec mes paroles inoffensives, mes descriptions ou mes métaphores, elles n’ont altéré personne, elles n’ont fait abandonner à personne profession, vie ou conviction – alors que me veut-on ? Que doivent signifier ces bombes, ces flammes jaillissant des éclats de lettres, ces mèches chauffées à blanc, ces enchanteresses fleurs de mots pétaradantes dans un paisible ciel bleu en furie ? Qu’est-ce, qu’est-ce, et qu’est-ce encore, ces adjectifs et ces tropes ignés et flambants et ravissants et enivrants et endormants, ces lances et ces flèches et ces torpilles, prétendant spontanément s’habiller en rimes et en rythmes, cette escadrille de dictons et de sentences qui peuplent les déclarations officielles, ces messages diplomatiques, ces notices commerciales et traitant de questions économiques, ces communiqués et nouvelles pour informer le public ? Ne m’en veuillez pas, mais personne ne me fera croire que tout cela n’est qu’un feu d’artifice amical, destiné à m’amuser, pardon, mais je connais très bien l’emballage, un quart de siècle plus tôt j’ai déjà eu l’honneur de croiser ces bonbons, ils avaient exactement la même sonorité, or il s’avéra à la fin qu’ils étaient chargés de munitions ordinaires, ils étaient aptes à faire exploser les châteaux peu solidement bâtis de la Raison – oh, je me rappelle très bien comment sont tombés à mes côtés d’excellents frères intellectuels dans les assauts frontaux répétés des Poncifs : ils sont toujours là, couchés, aujourd’hui encore, la foi transpercée, la logique déchiquetée, sous les retranchements. Et puis toute cette affaire ne figurait pas dans notre contrat, nous nous sommes convenu que dans la lutte des arguments et des raisonnements la partie qui représente les forces physiques effectives, armes et pouvoir combattra avec l’arme des chiffres et des faits contre le cœur et la raison défendant l’individu, au nom des masses ; alors que le cœur et la raison, à défaut d’autres armes, seront dotés de la force latente dans le Mot et le Verbe.

À l’instar du poète qui répondait de l’inspiration de sa muse même dans le bruit des armes, clamant en mots ouvragés les droits de la raison et du cœur.

 

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Mais apparemment ses entrepôts ont simplement été pillés, avant même le commencement des hostilités ! Et maintenant on lutte contre lui avec la même arme qu’il avait préparée pour sa propre défense. Le "compte rendu" (que ce mot paraît ordinaire et vulgaire par rapport à son contenu) du politicien  n’est qu’image ardente et comparaison ailée. Le chef de guerre a le verbe d’un Horace qui a lu et Shakespeare et Nietzsche. L’adjudant rempilé cite Ibsen. L’employé du bureau des statistiques s’exprime en paraphrases et le percepteur cherche une chute piquante. Des slogans voltigent en l’air, bizarrement concis et vigoureux, et si tu les frottes un peu, tu apprends qu’ils proviennent d’ateliers d’éminents poètes et penseurs, mais avec une visée et une signification foncièrement différentes que l’usage que l’on en fait maintenant. L’axiome clair comme le cristal avec lequel Kant a défini la nécessité de la paix, se retrouve avec une ponctuation légèrement modifiée dans le refrain d’une marche militaire. Vous souvenez-vous encore des flèches volantes allemandes ? Il était écrit dessus : « English invention, made in Germany ». Les représentants et les dirigeants de la réalité, actuels détenteurs, n’hésiteront pas de montrer comment il convient d’utiliser les bégaiements oniriques et prophétiques du poète pour en faire un poncif de valeur pratique.

 

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Société des Nations des biens intellectuels, des empires et des pays psychiques, fais quelque chose, s’il te plaît, dans cette affaire, ou sois gentille et dis-nous dans ces conditions où est ma place sous le soleil ? Jusqu’à présent j’ai cru qu’étant poète, il m’incombait de sertir dans des mots ornés et ouvrés les ondulations muettes des emportements et des passions humaines. Ma tâche est d’éclairer les lois de la raison et de la compréhension de comparaisons pures, puisque les autres sont occupés ailleurs, ils travaillent avec des faits, ils recherchent et construisent et détruisent et produisent les conditions de la vie. Mais je ne vois ni recherche, ni construction, ni conditions de la vie, j’entends par contre des phrases creuses efficaces et tonitruantes. Celles-ci, je ne les ai pas faites, je vous le jure, je n’ai avec elles rien à voir, aucun diplomate, aucun homme politique, aucun chef de guerre n’est venu me voir pour dire : cher Monsieur le poète, j’aurais besoin  de quelques bonnes phrases ou de rimes pour le peuple, avec lesquels tu lui expliquerais clairement ce que j’ai fait ou ce que je veux faire. L’homme politique, le diplomate, le chef de guerre récite lui-même son poème, et de ce poème il ne ressort pas assez clairement quelle est la création exécutée, quel est le terrain qu’il est censé glorifier. Même pour les simples titres et dénominations et désignations, aucun n’est venu me voir, moi en tant qu’expert, à l’instar de l’armée autrichienne qui est allée voir Haydn pour qu’il leur compose la partition de leurs appels de trompette. Personne n’a fait appel à moi, c’est sans me tenir au courant que l’on a baptisé les avions et les navires de guerre de noms pompeux tels que : "Invincible", "Brise-Glace", "Intrépide", "Indomptable", "Perce Eaux et Feux", "Tueur de fauves", "Bas de Cuir", et ce que vous voulez. Aucun ne m’a fait signe, à moi, parce qu’à ces machines superbes j’aurais proposé des noms plus nouveaux, plus modernes et plus vigoureux, faisant mieux ressortir de leur être ce qui sert la vie, et non ce qui sert la mort.

D’accord, je prends acte du changement de rôle, mais alors qu’on me dise ce que je devrai faire désormais. Je me chargerai bien volontiers de leurs nombreuses activités, manifestement je m’y connais, puisqu’ils se connaissent si bien à mon métier à moi. Je ne m’oppose pas au changement de rôles, mais je tiens à une distribution du travail. Veuillez faire en sorte qu’à l’avenir nous, écrivains et poètes, philosophes et journalistes, soyons chargés des occupations plus sèches et plus ennuyeuses, mais non moins importantes du monde, telles que : administration publique, perception des impôts, contacts internationaux dans le commerce et l’économie, développement industriel, orientation des sciences. Il faut croire qu’avec un peu d’exercice on peut aussi bien s’en sortir que les hommes de la pratique se sont sorti de la rhétorique.

Ce n’est pas sorcier.

 

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Ainsi pour ma part, je me charge volontiers par exemple de l’établissement d’un diagnostic exact strictement scientifique de l’état actuel de l’Europe. Connaissant bien l’anamnèse, les prémices du cas pathologique (j’étais moi aussi présent à l’opération), je peux rendre compte avec précision de l’opération grave que le malade a subie au début du siècle. L’intervention a duré quatre ans. En 1918 nous avons dit qu’elle était terminée et on a recousu le ventre. Aujourd’hui on dirait que les médecins se demandent s’ils n’ont pas oublié quelque chose dans la plaie : des pinces, des ciseaux, éventuellement quelques assistants ou le chirurgien lui-même. Certains prétendent qu’il convient de rouvrir le ventre et de tout recommencer.

La consultation médicale dure depuis des années.

J’y participerai bien volontiers si vous me le demandez.

De toute façon je ne pourrai pas exercer ma vocation de poète et anesthésier le malade lors de cette nouvelle opération. Ce que je devais dire à ce sujet, je l’ai déjà dit entre 1914 et 1918.

Dois-je écrire et dire la même chose une nouvelle fois ?

 

Pesti Napló, 9 octobre 1935.

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