Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Singes sur la ligne de front
Nouvelle
Iliade au-dessus de l’Afrique
Quand le premier
rapport est arrivé nous informant que les soldats italiens se sont fait
attaquer par une pluie de pierres et les patrouilles d’éclaireurs
ont dispersé un troupeau de singes sur la bordure rocheuse, je
n’ai même pas dévissé mon stylo : c’est un
si parfaitement et si classiquement bon sujet pour une méditation du
dimanche, qu’un journaliste un peu fier aurait honte de profiter de
l’occasion trop facile et trop bon marché d’écrire
sur un pareil événement. Depuis les oies du Capitole il n’y
a pas eu d’autre exemple aussi élémentaire pour les
fabricants de moralités et de paraboles.
La chose me paraît effectivement
suspecte, était-elle seulement vraie, tellement elle était
"ben trovato". Il est rare que la vie se montre en exemple avec une
telle sincérité virile et elle aime encore moins justifier par
une attitude transparente les sages qui depuis le début des temps ont vu
clair dans ses trucs d’illusionniste. Mon pauvre imbécile
d’ami Gráf aimait citer Goethe « Die Menschen verderben
die Tiere[1] » pendant la vieille guerre
mondiale. Il n’était pas probable que la réalité
fasse une réclame aussi ouverte à un poète qui l’a
démasquée.
Par contre ce n’est plus une blague,
ce qu’a annoncé hier très sérieusement le bureau
militaire italien officiel : les opérations sont rendues difficiles
par les singes dérangés, errant en masse, qui arrachent les
câbles, déplacent les rails, pillent les entrepôts de
l’hinterland, et causent d’autres désagréments.
Une nouvelle armée, et pour le
moment impossible de savoir de quel côté elle se bat. On ne peut
pas exclure qu’ils aient un programme à eux, contre les deux
belligérants, des exigences, mais ils ne sont pas assez fous pour aller
s’en vanter à la Société des Nations. À notre
connaissance, ils ne sont d’ailleurs pas membres de la SDN, ils
n’ont pas d’émissaire présent aux séances,
encore que, pour être juste, sur une photo de groupe représentant
les délégués asiatiques et africains, on pouvait
repérer quelques visages suspects…
*
S’il y a tout de même une des
parties en guerre pour laquelle ils réservent leur sympathie, il
n’est pas douteux que cela ne peut être que la partie africaine !
Je ne parle pas de préméditation, je n’insinue aucune
stratégie, aucun pacte secret. Après tout (selon une recette
à la mode), quoi que nous pensions de la hiérarchie des races, en
distinguant des races inférieures et des races supérieures dans le
genre humain, je ne crois pas qu’il existe une seule sommité
allemande pour professer que n’importe quelle race humaine serait capable
de s’allier à des animaux contre une autre race humaine. Le fait
que les chevaux jouent encore un rôle passablement important dans
l’art militaire ne donne le droit à personne
d’émettre l’hypothèse que les animaux de guerre, en
comptant aussi les éléphants d’Alexandre le Grand,
faisaient autre chose qu’un travail mécanique. À
l’exception du cheval de Caligula je ne me rappelle pas de cas où
dans une guerre un chef de guerre auréolé de dignité
humaine aurait confié une tâche autonome à des
animaux ; les hommes exécutaient eux-mêmes ce qu’ils
concoctaient eux-mêmes.
Oui, si un quelconque pacifiste
résolu voulait à tout prix couper les cheveux en quatre, il
pourrait soulever une question litigieuse : est-ce que nous pouvons nommer
animaux les bactéries
qu’utilise ou voudrait utiliser l’art moderne de la guerre contre
l’ennemi ? Parce que si oui, cela pose un petit problème. En
effet, ces minuscules petites armes destructrices ont l’habitude en
périodes pacifiques d’exécuter leur travail selon leurs
propres plans de guerre, en suivant leurs intérêts propres et
égoïstes, et qui plus est, avec de rusés
procédés techniques ancestraux si complexes que personne
n’a pu encore entrevoir clairement le détail de ces
procédés. Par conséquent si dans la guerre une des parties
veut jouer leurs forces potentielles contre l’autre partie, cet atout ressemble bel et bien
davantage à une coalition des deux belligérants,
qu’à l’usage des animaux comme simple moyens.
*
Évidemment, pour une âme
mystique et mythique l’apparition des singes sur le lieu des combats peut
aussi apparaître comme un symbole. L’Hindoustan par exemple
respecte le singe comme un animal sacré, et l’enseignement de la
réincarnation est en fait très proche de la symbolique des luttes
ancestrales selon lesquelles la venue d’un animal aux côtés
d’une des parties combattantes ne signifie en aucun cas
l’intervention de forces viles. Au contraire, les animaux furent
accueillis comme apparitions de dieux et de demi-dieux justiciers, puisque les
êtres surhumains, contournant l’homme, revêtaient souvent un
aspect animal. (Sans même mentionner les totems, ressemblant
également à des animaux, selon lesquels la Loi et la Justice
supérieures défiaient les bas instincts du genre humain.) Il est
vrai que depuis Darwin cette hiérarchie, la confrontation de
l’homme avec l’animal, et en particulier avec le singe, a
été rendue tout à fait confuse par la grande mise en
ordre, mais c’est la malchance de l’homme et non celle du singe.
Dans la méthodologie et la vision de la Raison, la Connaissance et la
Compréhension, s’agissant de vision spécialement humaine,
il est facile de déduire que le premier homme était celui parmi
les singes, qui a eu le courage de reconnaître que l’homme descend
du singe, et non les autres singes, ceux qui niaient cela et refusaient de le
remarquer (tout comme le premier croyant ne pouvait être que celui des
païens qui a reconnu en lui le paganisme, et par là même a
cessé d’être païen). En revanche le singe, qui
n’a pas encore reconnu en l’homme ses descendants, comme nous avons
reconnu en lui nos ancêtres, peut à juste titre se
prétendre notre égal, surtout si nous nous rencontrons sur le
champ de bataille de la lutte pour la vie.
*
La hiérarchie populaire,
comptée du sergent à ses inférieurs", s’est en
tout cas adoucie quelque peu grâce à cette situation surprenante.
En dessous du simple soldat, un nouveau grade a apparu dans le cadre militaire
abyssinien, et nous pouvons encore être heureux si cela ne se
généralise pas. N’oublions pas, en Afrique vivent aussi des
tigres et des chacals et des serpents venimeux et des crocodiles ! Qu’est-ce
qui se passera si l’état-major, sous la contrainte de la
situation, s’il ne s’allie pas avec eux, tolère au moins
leur proposition spontanée ? Un vrai soldat ne peut surestimer
l’adversaire, ni la propagande de guerre ne peut l’habiller
d’épithètes glorieuses ; les valeureux soldats seront
obligés de renoncer aux épithètes habituelles, telles que
"courage du lion", "diligence de la fourmi", "ruse du
renard", "œil de l’aigle", "force du bison"
et ainsi de suite. Nous serons contraints de décrier ces
qualités. Il faudra inventer des expressions nouvelles, telles
que : "vitesse de voiture", "puissance de dynamite",
"diligence du char d’assaut", "courage du gaz",
"volonté de l’hélice". C’est seulement avec
ces propriétés-là que le soldat pourra obtenir un succès explosif et
l’athlète une vitesse de
fusée.
*
Pour le moraliste la chose est très
simple. Il hausse les épaules, il n’a jamais eu beaucoup
d’estime pour l’homme, pour lui les animaux combattants sont des
symboles de la méchanceté
et de la destruction humaines. L’animal qui habite l’homme a
simplement rampé hors de sa carapace, et maintenant il vagabonde
librement dans le sable de l’Érythrée, pour se retourner
contre l’homme et le détruire. Les contours d’une nouvelle
possibilité sont en train de se dessiner devant l’utopiste pratique.
Ne pourrait-on pas utiliser et étendre cette méthode ? Bien
sûr, s’allier avec des
animaux n’est pas convenable ; mais que se passerait-il si nous
envoyions désormais au combat le monde animal à notre place, en cas d’éventuels conflits
d’intérêts ? Une nouvelle tâche incomberait
à l’humanité, celle d’enseigner et de former au
combat non seulement les bactéries, mais aussi les autres,
jusqu’aux singes. S’ils veulent à tout prix nous singer,
qu’ils nous déchargent du fardeau et de la responsabilité de
ce qu’ils ont appris de nous.
Pesti
Napló, 27 octobre 1935.