Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Les gens sont courageux
Je pourrais
dire : hélas !
Je dois encore une fois revenir sur des événements récents de ma
vie corporelle – oui, en général ce sont principalement les expériences
individuelles et strictement personnelles dont on peut tirer un enseignement
général objectif. Cette fois il s’agit de ce que (au demeurant, la question du
courage et de la lâcheté a toujours été le problème central de ma vie
intellectuelle), en retournant à Pest et dans la vie, après une maladie grave
et une intervention chirurgicale aventureuse non moins grave, à ma grande
surprise tout le monde et partout me louangeait parce que dans mes jours
difficiles je n’ai pas fait scandale, je n’ai pas crié à l’aide, mais je me
suis efforcé de faire bonne figure à cette farce du sort, de ne pas remarquer
quand mes amis savants faisaient des gestes de résignation derrière moi et en
général se comportaient comme si j’étais débile et je n’aurais pas compris le
mal qui me frappait. (À Vienne un professeur m’a même rabroué pour avoir un
comportement insuffisamment solennel par rapport à mon état.)
Il est réconfortant que des gens supposent
que vous possédez des qualités exceptionnelles, a fortiori que vous êtes un
héros – c’est justement pour cette raison que je dois tantôt vaincre une
certaine résistance, à d’autres occasions, pour respecter la vérité, remettre
le sujet sur le tapis, plutôt que me taire sagement et faire le modeste. Mais
je ne peux pas être modeste. Je suis plus fier d’une tournure d’esprit moderne,
voire paradoxale, que Mucius Scævola
de sa réputation, et ainsi je suis obligé de faire savoir à mes amis ce qui
suit, sur la base d’une part de ma spéculation privée, d’autre part de mes
observations cliniques.
Il n’est pas exclu que je sois très
courageux (encore que j’aie toujours été convaincu du contraire), mais (dans le
cas précis) j’ai dévoilé par-là mon appartenance non à une minorité illustre,
mais à la majorité très ordinaire, et de cette façon je devrais en réalité être
honteux devant ma caste plus étroite, l’aristocratie intellectuelle. Je me sens
en effet contraint d’informer ma caste que la fermeté d’âme de ce type, c’est-à-dire passive, pour supporter les souffrances est quelque chose de tellement général
que, sinon individuellement mais collectivement, cette aptitude des masses
humaines peut être considérée comme une thèse des plus importantes, sur laquelle
on peut bâtir, avec laquelle on peut compter. Demandez au médecin à l’hôpital,
au chef d’armée et à l’homme politique, à ces trois dirigeants du
"progrès" de notre histoire, ils peuvent témoigner que dans un sens
passif quatre-vingt-dix-neuf pour cent
des gens sont courageux et seulement un pour cent sont lâches.
J’ajoute vite : hélas.
Car c’est à cause de ce courage passif que
le courage actif se fait si peu
valoir dans le progrès de notre histoire humaine évoquée ci-dessus, cette fois
sans les guillemets.
Car cela fait peur et c’est terrible, ce
que le médecin, le chef de guerre et l’homme politique savent très bien, ce
dont l’homme est capable, ce qu’il peut supporter dans le mépris de la mort, ce
qui est en réalité exactement la même chose que le mépris
de la vie – ce n’est pas du courage, c’est carrément une maladie qu’il faudrait
traiter : une maladie aussi grave de notre temps que la morphinomanie et
la cocaïnomanie, puisqu'il est évident qu’à une âme se tordant dans un danger
mortel le courage passif n’est pas un médicament, c’est seulement son narcotique, un poison
dangereux, qui souvent l’empêche même d’échapper au danger. Celui qui connaît
assez bien le monde des hôpitaux, des champs de bataille et des échafauds, sait
que c’est au musée de cire et au théâtre du Guignol qu’il faut chercher le
romantisme de l’horreur et de la peur de la mort – dans la réalité un homme
ordinaire meurt cavalièrement, facilement, je pourrais dire le cœur léger, dans
une ivresse narcotique de l’âme, incapable d’agir et de se défendre, très
souvent enjoué et blagueur, comme un condamné à mort fumant une cigarette sous
la potence (mon livre "Malades rieurs", a par hasard paru pendant ma
maladie.) Le courage véritable et sain n’est pas celui qui (regardez le courage
des animaux, du lion) fait face à la mort, mais c’est celui
qui lui saute dessus si possible, et
si cela n’est pas possible, saute de côté
pour échapper, non paralysé par l’instinct de martyr maladif de l’homme que
la psychologie qualifie de masochisme.
Mais oui, c’est du masochisme, cette
patience excessive, cette faculté des opprimés et des femmes, cette inclination
héréditaire à la souffrance. Je n’oublierai jamais le courage de cette Suédoise
de vingt ans avec qui nous avons souffert le même jour au Lazarettet Serafim de Stockholm, qui a été opérée
deux fois en l’espace de dix heures et dont le sourire plane encore devant mes
yeux. Et je n’oublierai pas les paroles que Frédéric le Grand adressait à ses
soldats : « Vous voulez vivre éternellement, chiens ? », ni
l’assaut de ses soldats honteux. Et je n’oublierai pas non plus la guerre
mondiale où des centaines de milliers d’hommes sont tombés sans raison et sans
but, courageux et jeunes, pour qu’ensuite quelques-uns qui avaient tout à
perdre et qui étaient suffisamment courageux pour l’avouer, mettent enfin un
terme à cette boucherie. Et je n’oublierai pas le spectre, ce "déjà vu" avec lequel l’Espagne
effraie en ce moment le monde et je n’oublie pas… Mais laissons la politique.
Pourtant le dicton qualifie de gars celui qui "tient bon"
avec un amer humour contraint ; et qui ne voit pas à quel point le courage
que Petőfi appelle "glorieuse vertu des ânes et des moutons"
entrave la marche du monde ? Et contre lequel Titus Telma[1] argumente ainsi : « si tu
n’arrêtes pas la main qui te frappe, cette main en frappera un autre aussi – et
c’est moi qui te dis qu’avec ta main que tu n’as pas utilisée pour te défendre,
c’est toi qui as frappé cet autre ».
Et malgré cela…
Et malgré cela je me réjouis confusément
tout de même un peu que devant la fatalité, quand elle s’est présentée devant
moi non grimée en homme mais sous le masque de la Nature pour demander des
comptes de ma vie, je n’ai pas trop révélé mon effarement. Je soupçonne depuis
longtemps qu’être différent des gens
ordinaires est relativement facile, surtout si, par malheur, on est né dans cet un pour cent là. Être leur semblable, c’est déjà un peu
plus difficile ; et indépendamment de la reconnaissance d’autrui, à mes
propres yeux cela me rendrait tout de même un peu fier s’il s’avérait qu’aux
jours de l’épreuve j’ai réussi à me comporter comme se comportent dans une
situation semblable chaque journalier, cultivateur ou gratte-papier.
Pesti
Napló, 15 août 1936.