Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Mon premier voyage en mer
Je dois vous avouer la vérité. Moi qui vous ai fréquemment
vanté, tel un nouveau Ferdinand Cortés, mes voyages orageux et aventureux en
Zeppelin, mes excursions d’aviateur et autres bravades – moi qui dernièrement
ai parcouru les départements de Tolna et de Baranya, ainsi que les villes de
Berlin et de Stockholm et accessoirement pénétré dans la Gorge de la Mort, sur
la table d’opération à Stockholm à l’occasion de ma maladie bien connue et
populaire (vous savez, quand on m’a ouvert la tête et on a n’y a trouvé rien de
particulier) – moi que le lecteur un peu naïf imagine en globetrotter, portant
knickerbocker et casque tropical – moi qui ai déjà acquis mon passe pour le
premier vol stratosphérique vers la Lune – ici, sur cette Terre, c’est la
première fois que je suis monté sur un navire, maintenant, en 1936, à l’âge
mûr, pour utiliser cette expression prudente.
La chose est d’autant plus surprenante qu’à
l’âge de quatorze ans j’étais inscrit à l’Académie de Fiume, je me destinais à
être marin, et accessoirement j’avais aussi prévu d’inventer l’avion et de
découvrir le Pôle Nord. Vu que d’autres ont réglé à ma place ces problèmes
depuis, je pourrais avoir la conscience tranquille en ces matières, en revanche
j’ai du mal à justifier de ne pas être devenu amiral. Pourquoi ai-je échangé la
vie confortable et idyllique du marin contre la carrière dangereuse, orageuse,
tourmentée du journalisme ? J’ai toujours donné la préférence aux risques,
et de toute façon, même si personnellement je ne suis pas devenu capitaine au
long cours, j’ai exécuté le devoir de tout navigateur aventurier
romantique : j’ai plusieurs fois échoué
sur un banc de sable ou un écueil, et puis dernièrement, comme je viens de le
rappeler, mon navire a été trépané dans la rade de Stockholm.
Tout ce que je veux dire par là est que
notre vie n’est pas une chose aussi définie et ferme qu’on le croit. Du fait
que je ne suis parvenu en haute mer que récemment et par un effet du hasard, ne
déduisons pas que je n’ai pas l’âme d’un marin. En tous cas je reconnais que ce
n’est pas une performance de se vanter d’une chose que déjà les entrepreneurs
phéniciens avaient réalisée dans la Méditerranée, pour leur commerce. De
l’esprit chimérique invétéré que je suis, vous pourriez attendre que je vous
rende compte modestement de ma visite au centre de la Terre, ou au moins de ma
ballade en carrosse au fond de la mer à la rencontre des habitants de
Capillaria.
Je me tranquillise et me rassure, ce voyage
de 38 heures de Göteborg à Londres a été tout aussi romantique que les
précédents. Il est vrai que pour un fantasque songe creux comme moi, sortir de
la rue Reviczky et traverser le Boulevard pour
consulter Monsieur l’avocat au sujet de mon arriéré fiscal est une aussi grande
aventure sinon plus grande que les fameux voyages de Stanley, de Michel Strogoff ou de Hatteras.
En montant à bord ma tête tournait encore
un peu, suite des événements suédois. Ma première impression n’était pas que la
mer est grande, mais au contraire que la mer est petite. En effet, en rêvant de
navigation pendant de longues années (adolescent, j’y ai même consacré un
poème), je m’étais toujours imaginé le
tout, et non ce morceau relativement réduit que, vu du ras du sol, nos yeux
sont capables d’embrasser et que généralement nous appelons l’horizon. Ce plat
rond, qui vu d’avion est évidemment plus large, en impose beaucoup moins du
bord du bateau, on a presque honte que le voilier insignifiant flottant sur la
ligne de rencontre du ciel et de la mer disparaisse si vite et sombre dans le
lointain. Loin de moi vouloir critiquer l’œuvre de la nature, mais notre globe
pourrait être un peu plus vaste et ne pas se courber si vite ! D’ailleurs
il n’a fait que rétrécir dans les dernières années avec l’évolution des moyens
de transport. Pour un Alexandre le Grand ou un Napoléon dignes de ce nom la conquête
ne peut plus être l’objet d’une ambition sérieuse. Il conviendrait
d’approfondir sérieusement l’idée de le gonfler un peu comme un ballon, à
l’aide de pompes énormes – nous nous ferions au moins remarquer depuis les
autres astres. Et cela nous procurerait plus de place au Soleil.
Mais tout compte fait, la mer vue de près
est assez marrante, surtout quand elle est hospitalière et calme. Je dépose mes
affaires dans ma cabine où d’une manière inquiétante tout est vissé ; Dieu
m’est témoin, dans un dirigeable sous la tempête je n’ai jamais craint une
minute le mal de mer, alors qu’ici je n’arrête pas de guetter la surface de
l’eau : commence-t-elle à faire des vagues ? Je finirai par avoir
vraiment le mal mer dans cette angoisse continuelle. Il faudrait s’empêcher d’y penser, comme les faiseurs d’or,
mais comme chacun sait, nous sommes des êtres imparfaits, notre seule façon
d’oublier quelque chose est de ne pas cesser de penser que nous voulons
l’oublier. Ce doit être pareil avec la guerre.
Mais enfin, les sirènes retentissent, le
bateau s’ébranle. Je prends mes aises et je grimpe sur le pont ; cette
fois c’est moi qui ne trouve pas de place au soleil, ou pour être précis, il
n’y en a qu’au soleil, sans le
moindre abri : toutes les chaises longues sont occupées. Je me promène le
long du bastingage. Dès que nous nous éloignons du môle, je découvre sur la
gauche, du côté du large, que l’horizon s’incline légèrement, il ne tient pas à
rester parallèle à la main courante. Non, il n’est pas parallèle, le diable l’emporte,
il penche toujours un peu, tantôt vers le bas, tantôt vers le haut, je ne suis
pas d’accord, j’essaye d’imaginer que c’est nous
qui nous couchons sur une vague sournoise et ce n’est pas le firmament qui a
changé de place : ça ne marche pas. C’est comme quand on se réveille parce
qu’on a rêvé que le lit s’est retourné et qu’on est incapable de le remettre
droit parce qu’on a perdu le sens de l’orientation dans la chambre : la
porte est ici, la fenêtre est là-bas, je suis tout de même de travers.
Je me débats dans cette idée pendant une
heure et alors je comprends que nous sommes déjà en haute mer, on ne voit la
terre nulle part, il est vrai que le soir tombe. Nous sommes suivis par le
criaillement des mouettes. Un aimable Suédois dont j’ai fait la connaissance
m’explique qu’elles suivent habituellement le bateau pendant une demi-journée,
puis elles font demi-tour, déçues. Il m’apprend également qu’il est le
représentant d’une firme multinationale, il passe sa vie en voyages, il a aussi
été à Budapest, en outre qu’est-ce que je pense du jazz à la radio, et il est
grand amateur de danses, n’aurions-nous pas envie d’aller boire un verre de
punch ? Quand je lui suggère d’aller plutôt danser, comme le font déjà de
nombreux jeunes passagers au bar, il me répond que les Suédois ont passablement
peur des femmes, ils n’osent pas les inviter ni à danser ni à autre chose –
c’est parce que la Suède n’a pas fait de guerre depuis cent cinquante ans. Si
donc un Suédois souhaite nouer une relation avec une dame, il doit d’abord
boire un peu pour y puiser du courage.
En reconnaissant la justesse de cette
intéressante donnée ethnographique, et pour vérifier sa véracité, je
l’accompagne galamment au salon où nous commandons des punchs. Je guette avec
curiosité le moment où il aura regagné sa fierté suédoise, et vers trois
heures, quand il me demande de le soutenir pour le raccompagner à sa cabine car
sa démarche est plus qu’incertaine, je constate ce qui suit : peut-être
bien que les Suédois commencent à
boire afin de vaincre leur timidité à l’égard des femmes – mais le problème est
qu’une fois qu’ils ont commencé, ils n’arrivent pas à s’arrêter avant d’être
complètement ivres, or dans cet état plus rien ne les intéresse, les femmes non
plus.
Je me mets au lit moi aussi dans ma cellule
et je pourrais très bien dormir si je n’étais pas constamment hanté par une
image selon laquelle, comme si j’étais ivre, ma chambre tanguait avec moi. Dans
un demi-sommeil j’essaye de me rassurer, tout va bien, je m’en souviens
clairement, bien sûr, nous étions en train de boire à trois, gentiment hier
soir sur l’île de Robinson : un Suédois, un navire nommé Britannia et ma modeste personne. Nous deux, le Suédois et
moi, étions depuis longtemps sortis de l’ivresse, mais le navire qui n’était pas
habitué à des voyages maritimes continue de tanguer et de rouler avec moi sur
son dos, la pauvre Mer Baltique a du mal à le garder
droit. Pauvre navire, il a attrapé le mal de mer.
La matinée passe à flâner, bavarder, nouer
des connaissances. Je fais un tour dans la salle des machines, c’est assez
intéressant. Les machines du Zeppelin l’étaient plus. Bien sûr, c’était dans
des conditions autrement plus particulières. Encore que, si je réfléchis,
quelle est en fait la différence ? Là-bas il y avait des milliers de
mètres d’air sous mes pieds, ici des milliers de mètres d’eau. Ni l’un ni
l’autre ne pourrait assurer ma survie si quelqu’un me dérobait mon véhicule.
La mer, la mer, la mer, depuis qu’elle a
fait ma connaissance hier soir, ne semble pas du tout étonnée ni ébranlée, elle
ne se plaint pas, elle étincelle calmement, bleue, elle s’étale et ronronne,
couchée sur le ventre – oui, j’avais vraiment l’impression qu’elle était
couchée sur le ventre, montrait son dos, sans se retourner à la nouvelle qu’une
personnalité était arrivée, un poète qui ne l’avait pas rencontrée auparavant.
La mer est bleue et s’étale à l’infini – elle fredonne une mélodie – qu’est-ce
qu’elle fredonne, je l’ignore, mais je vous jure, j’y mets ma tête trépanée à
couper : l’information qui court à Pest est fausse, selon laquelle la mer
murmurerait un chant sur une petite chambre d’hôtel, sur un canapé, sur un
parfum, et autres encore. Elle fredonne bien quelque chose – mais abattu et
anéanti, frappé profondément de cette découverte douloureuse, je sais désormais
que nous ne comprendrons jamais les paroles de son chant, parce que ce chant ne
parle pas de l’homme, pas de la mélancolie du poète, ni de la petite brune qui
l’a trompé et qui est partie et que je ne reverrai plus jamais, non, hélas –
car ce chant ne parle pas de l’homme et ne s’adresse pas à l’homme. La mer
dialogue avec le ciel, elle tient bon, ferme et impatiente, elle réplique à un
dieu et se fiche complètement de la fuite de la petite brune et de la douleur
du poète. Cette mer a croisé Browning et d’Annunzio, elle a vu Byron, Ibsen et
Strindberg – ces poètes la chantaient, mais elle ne les a pas chantés – la
plainte amère du saule immortel dans la nuit pourrait-elle lui plaire ?!
Après le dîner où je n’ai pu apprécier que
le hors d’œuvre, j’ai encore mangé une
araignée de mer.
Il y a encore tant de choses que j’aimerais
goûter, toutes sortes de poissons, d’araignées, de crabes, de roses de mer, et
aussi ces bizarres petits poulains, ces élégantes petites pièces d’échecs qui habitent
la mer. Mes yeux, mes oreilles, mes doigts et mes narines ne suffisent pas pour
dévorer cette grande masse liquide, je dois aussi les tâter avec mes gencives
et mon estomac. Les Italiens donnent un nom collectif à tout cela :
« frutta del
mare », fruit de la mer. L’eau, l’eau, avec sa vie fourmillante, à quel
point je sens que c’est le milieu archaïque de la vie, le berceau, d’où nous
venons ! Mon cher ami, feu Sándor Ferenczy a
écrit un livre dans lequel, si j’ai bien compris, il démontre qu’au fond de
notre conscience nous nous sentons poisson, poulpe, je ne sais quoi encore que
nous étions, avec une immense nostalgie.
Hier j’ai nagé une bonne distance dans
l’eau cristalline de la Mer Baltique. Observez le halètement assoiffé d’un
homme qui nage quand il émerge sa tête, il s’ébroue, ouvre et ferme la bouche,
se lèche les lèvres, il aimerait se cacher sous l’eau, s’immerger, avec des
gestes lents, beaux, sans poids, comme la vie se meut dans un film au
ralenti ! Je m’immerge, je serpente sous le miroir, j’ouvre grand mes yeux
et ma bouche, puis, déçu, je remonte brusquement en surface quand je n’ai plus
d’air, déçu, comme un invalide qui a oublié pendant quelques minutes que voilà
des millions d’années il a perdu ses ouïes, il ne peut pas demeurer sous l’eau,
où pourtant il se sent si bien.
Il faudrait les recouvrer, d’une manière ou
d’une autre. Nous avons déjà recouvré nos ailes, nous nous baladons librement
dans la mer aérienne, comme jadis les chauves-souris et les albatros, nous
étions des diables et des anges, comment est-il possible que la technique n’a
pas consacré autant de soin au problème des ouïes artificielles, qu’à l’avion
ou au chemin de fer ? La surface vitale de l’homme n’occupe qu’un
cinquième du globe terrestre. Le reste est de l’eau, beaucoup de couches d’eau
superposées, en volume des millions de fois autant que la terre qui nous fait
vivre – si tout cela pouvait nous appartenir ! Quand j’y pense : le
milieu de la vie ressemble davantage à un aquarium géant qu’à un paysage de
monts et de vallées. Ce serait tellement bien de s’immerger, d’errer pendant
des heures, de flotter entre les mystérieuses forêts coralliennes,
profondément, où seule éclaire la lueur électrique bleue des méduses, dans les
rues de l’Atlantide, couler vers le haut dans le tourbillon de quelques
brassées des nageoires, revoir le diamant étincelant là-haut dans le ciel, le Koh-i-noor, le Soleil ! Y
a-t-il un geste plus beau au monde que celui des joyeux poissons fugitifs
muets, dans les trois dimensions, celui des anguilles et des méduses, quand
elles s’entortillent puis se déploient, dans les décors du ballet, la danse
éternelle des sept voiles ?
Au demeurant la seiche est passablement
agréable. J’ai bu son jus noir comme le goudron. Il doit manquer de talent cet
animal : avec toute l’encre qu’il a, il n’écrit rien. J’ai l’impression,
après de telles agapes d’être un immense porte-plume entre les mains de Dieu.
J’espère qu’Il écrira un chef-d’œuvre avec moi.
Il fait chaud, qui se casserait la tête par
une chaleur pareille ? Je m’allonge sur le pont, je me fais bronzer, je
ferme les yeux, à travers la fine membrane de mes paupières l’immensité se fond
dans un unique voile nuageux jaune foncé. C’est le Soleil, le Soleil est le
plus vieil ami de tous les vivants. Jadis tout le firmament devait ressembler à
cette image que je vois à travers mes yeux fermés : un flamboiement jaune,
un incendie gigantesque. C’est plus tard qu’il a rétréci en foyer d’un unique
corps céleste.
Soleil, Soleil ! Clarté ardente, l’unique
clarté en ce monde. Comme tout est pâle et vacillant par rapport à lui. Y
compris moi-même, mon imagination, mes pensées, mes projets, mes souvenirs
intérieurs, dans leur chambre noire dont je suis tellement fier. – Moi, la
grande Certitude, l’unique et vivante Certitude que Descartes avait découverte.
Maintenant, qu’elle enfonce en moi ses deux terribles épieux traversant le
fragile blindage de mes paupières, je suis pris d’un doute : est-il vrai
que j’existe parce que je pense ? Non, je préfère ceci :
je me bronze donc je suis ! Tel que je suis allongé sous Tes rayons, tel
que tu m’aspires et m’attires vers toi, tel que tu me tâtes de tes antennes
brûlantes, ô Soleil, Soleil, poulpe géant ! C’est à toi seulement que je
ressemble, à personne d’autre, Soleil, mon unique Créateur, je suis ton
étincelle perdue, avec le système solaire des électrons dans les cellules de
mon corps.
L’après-midi se déroule désormais comme si
j’étais un vieux phoque des mers, celui que j’ai toujours voulu être. Je refuse
délibérément de me raser, je déambule sur le pont, le menton poilu, je parle
d’une voix cassante, enrouée d’eau-de-vie, j’amuse les dames de blagues de
matelots, le soir c’est moi qui avertis mon ami suédois de fraîche date, qui
avait entre-temps cuvé son vin, qu’il était temps de refaire une tentative de
rapprochement avec la gent féminine, pour ne pas rester sur l’échec de la
veille. Résultat : une fois de plus nous regagnons nos cabines à l’aube en
titubant. J’ai l’impression que je n’ai rien perdu pour avoir voyagé en mer
trente ans plus tard que si j’étais
devenu amiral. En vingt-quatre heures j’ai vécu tout ce qui, de Magellan à Lord
Kitchener a fait travailler l’imagination des vrais loups de mer.
J’accoste en Angleterre ; mon premier
voyage maritime a pris fin. Je salue l’Angleterre comme Christophe Colomb a
salué San Sebastian. Quant à vous, je vous
annonce fièrement au moment des adieux : tout comme je n’ai pas été malade
sur le Zeppelin ni lors de mes voyages en avion, je n’ai pas été malade en mer non
plus. Une fois de plus j’ai laissé intacts les fameux médicaments dont je me
munis systématiquement en pareil cas.
Toutefois j’ai dû ouvrir cette boîte à la
fin. Ici, à Budapest, sur la terre ferme, je lisais dans les journaux des
correspondances de la guerre civile en Espagne. Le monde s’est mis à tourner
avec moi. Finalement, pour la première fois de ma vie, j’ai attrapé le mal de
mer, ici, sur la terre ferme, à Budapest, où je suis né.
Új Idők, 13
septembre 1936