Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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Je commence une nouvelle vie

Notes d’un convalescent

2r je commence une nouvelle vie les grands malades[1], ayant traversé une crise vitale, sont facilement enclins à considérer leur guérison comme le premier signe de l’aurore d’une vie renaissante. Plus encore si la convalescence les surprend dans un environnement où ils n’étaient jamais allés et ils n’avaient aucun espoir d’y mettre jamais les pieds. Comme moi qui, à une demi-heure de Stockholm, dans un charmant port maritime, à Saltsjöbaden, réapprends la marche sur deux pieds, tournant avec fierté ma tête trépanée tantôt vers le parc pimpant dans sa toilette printanière vert clair, tantôt vers la douloureusement belle baie, émaillée de voiliers, ceinte de villas et de collines. Chaque image, chaque son, chaque geste sont nouveaux, différents de ce que l’enfant du Sud connaissait. Comment ne serait-il pas tenté par l’illusion d’être devenu différent lui-même, d’être rené ? Comment ne pas se jurer de ne plus jamais refaire dans l’avenir les mêmes sottises avec lesquelles il avait abîmé la plus grande moitié de sa vie et ne plus faire désormais que des choses bien et intelligentes et pertinentes, pour son bien et celui de la société ? C’en sera fini des malentendus entre lui et ses congénères, désormais c’est la foi et la confiance mutuelles qui donneront contenu et importance à chaque mot prononcé, chaque promesse et chaque intention.

Au demeurant,  un symptôme désagréable semble m’avertir que ma renaissance n’est que récente. Je suis devenu aussi sensible qu’un nourrisson, et aussi sentimental qu’une petite boniche ou une fille perdue. À chaque minute j’éclate en sanglots, couvrant de honte ma pauvre vieille tête chenue. La compassion émane de moi comme un rhume grippal : des malchances concernant des personnes inconnues, dont on parle en ma présence, ou que traite un article de Az Est dont on me fait lecture, font jaillir des larmes inattendues de mes yeux. Hier j’ai sérieusement sangloté sous l’effet d’un vers de "Sombre Dimanche", la chanson si populaire dans les cercles des candidats au suicide : « Il y aura un prêtre, des fleurs, et cercueil et linceul ».

Quant à la compassion, il faut dire qu’en tant qu’objet passif de cette manifestation, je ne peux pas me plaindre : ce que je vis ces semaines-ci, suffit à faire honte au Thomas l’incrédule de la compassion humaine, que je suis. Apparemment ma renaissance est étonnamment évidente, non seulement à mes yeux mais à ceux de beaucoup de gens. En effet, dans un style débraillé, voire cynique, je constate que depuis ma première présentation de très jeune écrivain dans "Ainsi vous écrivez", l’écrivain que je suis n’a pas récolté autant de lauriers que par ma récente opération du cerveau. Grâce à énormément de lettres amicales, chères, chaleureuses, desquelles me couvrent amis et ennemis imaginaires, comme des connaissances ou inconnus indifférents plus dangereux que les ennemis, il faut croire que pendant quelques jours j’ai une fois été sérieusement populaire à Budapest. On parlait me moi, les gens s’informaient des détails, de mes chances de survie. Je suis persuadé que, en dehors de la bonté humaine ancestrale, naïve, qui se manifeste toujours dans les moments décisifs, je peux aussi attribuer un petit rôle dans cet intérêt à la relative rareté de cette maladie et cette opération ; une intervention sur l’estomac mortellement dangereuse, néanmoins ordinaire, n’aurait pas éveillé la moitié autant d’intérêt. C’est ainsi que nous sommes, mon camarade. En tout cas il est instructif de constater à quel point l’âme humaine aime saisir avidement toutes les occasions d’être bonne et tendre. Cela me fait penser à une belle oraison d’un héros de Ferenc Molnár : « Seigneur, pourquoi ne me permets-tu pas d’être bon ? » Mais laissons cela, sinon je finirai par me vanter de ma générosité d’avoir donné aux gens l’occasion d’être bons pour moi. Et je risque de me mettre à sangloter.

Bref, il n’était pas difficile de me faire croire que cela vaut la peine de commencer une nouvelle vie. Et ici, et à la maison, tout le monde était si gentil avec le nouveau-né. Je ne peux pas vous dire à quel point les médecins, les infirmières n’étaient nullement de froids "suédois", de même que les quelques nouvelles connaissances autochtones ou les émigrés hongrois. En particulier le mémorable capitaine Grundböck bien connu des correspondances de guerre du patron de presse hongrois Monsieur Leffler et de Ferenc Molnár (c’est déjà la seconde fois que je cite cet auteur), Grundböck qui dirige une grande usine et qui s’est procuré ici une si belle femme que je crains qu’il ne s’expatrie définitivement en Suède. L’honorable intérêt et l’affection des gens ne m’ont causé qu’une seule fois un moment pénible : un après-midi, encore à l’hôpital, un beau vieux monsieur distingué, respectable, à barbe blanche accompagné de trois messieurs portant jaquette se sont présentés, comme en députation, au chevet de mon lit. Dans les phrases choisies d’un discours en espéranto, en sa qualité de pionnier local, le monsieur âgé a salué en moi le président de l’Association Hongroise d’Espéranto. Il convient de savoir à mon sujet que je suis un fervent engagé du mouvement de cette langue et je crois fermement en son avenir ; et si je la comprends assez bien, curieusement je ne la parle pas du tout. Peut-être parce qu’elle est trop facile à apprendre et elle n’a pas suffisamment fouetté mon ambition linguistique. Toujours est-il que j’ai pâli, j’ai levé sur ces Messieurs des yeux pleins de frayeur. Que va-t-il arriver à ce président espérantiste, incapable de sortir le moindre mot en espéranto ? Par bonheur ma femme n’a pas perdu sa présence d’esprit et elle m’a tiré de cet embarras avec une idée peu commune. « Messieurs, leur a-t-elle dit en allemand, je vous dois la vérité. Vous n’ignorez pas que mon pauvre mari a dû subir une opération du cerveau. Eh bien, vous allez être étonnés, mais le fait est que le premier symptôme sérieux qui nous avait alertés sur sa maladie était qu’un jour il avait oublié son parler en espéranto. Et sur ce point la guérison n’est pas encore complète. » Ces Messieurs ont opiné du bonnet avec compassion, ils sont partis, et l’honneur de l’espéranto hongrois était sauf. Je n’ai pas compromis mes très chers amis espérantistes enthousiastes, à qui je promets par la présente que dans ma nouvelle vie je parlerai aussi couramment cette belle langue que Monsieur Zamenhof qui l’a inventée.

D’autant plus que la première offense qui a blessé ma confiance naissante en moi et ma foi en l’avenir, avait été causée précisément par le défaut d’une langue universelle comprise et parlée par tous les habitants de notre planète.

Le matin je prends un café à la pâtisserie Röda Stugan (la Cabane Rouge). Je suis d’humeur à écrire, l’esquisse d’une œuvre facilement compréhensible par tous s’ébauche en moi, et pendant que la "fröken" (la demoiselle) dépose devant moi carafe, tasse et soucoupe et verre d’eau, je mobilise mécaniquement un des rares mots suédois que je connais, « tak » (merci). Et tak, et encore tak, tak, jusqu’à ce que je m’aperçoive que je tictaque comme un réveille-matin. Non, cette conversation est franchement trop pauvre, je dois absolument trouver le moyen d’entrer le contact avec cette blonde Solveig, qui a peut-être déjà reconnu en moi son Peer Gynt prodigue revenu à la maison, seulement elle ne sait pas me le dire. Je commence donc à circonscrire par des signes et des mots allemands simples ma demande qu’elle m’apporte encre et papier à lettres, avec l’intention secrète de mettre mes notes en forme de poésie pour qu’elle voie que je suis poète. Eh bien, je n’ai pas un franc succès. Mademoiselle Fröken me propose quelque chose que la bonne éducation m’interdit d’écrire, mais qui en suédois signifie simplement une pâtisserie (à comparer avec le "cake" anglais). Je me retiens, je tiens compte de ce que nous nous trouvons après tout au pays natal de ce grand Strindberg qui avec la fureur, jusqu’à preuve du contraire, la plus féroce a clamé au monde que le Femme ne comprend pas l’Homme ; je dois être très prudent et très patient si je veux contredire le diagnostic strindbergien. Je continue mes explications avec les mains et les pieds, j’emploie cette fois une majorité de mots anglais. Je désigne la fenêtre puis mon cœur, je veux lui faire savoir que le printemps est merveilleux et que la mer, les yachts, les montagnes m’inspirent. Mademoiselle Fröken réfléchit et dit « uja ! », en aspirant l’air dans un petit soupir étonné, geste courant par ici – puis elle me fait signe de la suivre. Dans le couloir elle me conduit vers une porte affublée de l’écriteau « Herrer ».

Je fais demi-tour sur mes talons et dans ma chère langue maternelle, enfin franchement et couramment, je développe mon opinion sur son intelligence – mais cette fois pas dans le but, au contraire Dieu m’en garde, qu’elle comprenne.

Par contre, en ce qui concerne la nouvelle vie, un faible soupçon s’éveille en moi que sous beaucoup d’égards elle ressemblera à l’ancienne.

 

Pesti Napló, 7 juin 1936.

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[1] Karinthy a été opéré d’une tumeur au cerveau en Suède, par le professeur Olivecrona. Il en a fait le récit dans son roman Voyage autour de mon crâne.