Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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Mr Windsor À la radio

8b Mr winsor lier soir à onze heures nous devions être au moins cent millions (ma modeste personne incluse) à écouter dans un silence sépulcral et un recueillement digne du carillonnement introductif des cloches les quelques phrases d’un gentleman sans profession nommé Édouard Windsor, phrases qu’il tenait absolument à prononcer afin de préciser que ce gentleman qui une demi-journée auparavant était encore le roi de l’empire anglais, sans aucune contrainte extérieure, et même au contraire pour s’opposer à tout regard extérieur, assumant sa propre décision mûrement réfléchie, a passé la couronne à son frère, George VI.

Avant et après, et même parfois pendant, le porte-parole de l’Oreille du Monde a transmis du jazz, des opérettes, des discours de propagande politique de toutes les parties du monde. Et pourtant, j’ai vu et je sais qu’il n’y avait pas un seul auditeur qui, au moins obscurément, n’eût pas senti être témoin de l’événement sinon le plus marquant, du moins le plus instructif, le plus exceptionnel, aujourd’hui, le 11 décembre 1936, à onze heures du soir, heure de chez nous !

Il s’est passé qu’un homme solitaire, de sa propre bouche, ouvertement et simplement, a fait profession de foi devant littéralement la fine fleur du monde, à chacun séparément, en confessant à l’oreille des gens sa thèse principale sur la conversion à une religion non déclarée ou sur la fondation d’une religion selon laquelle être un homme constitue un rang plus élevé qu’être représentant même de toute l’humanité, ce dont nous sommes nombreux à nous douter depuis la naissance de la civilisation, mais que jamais personne n’a encore osé déclarer aussi ouvertement.

Dès sa montée sur le trône il était suspect que Mr. Windsor, alors le roi Édouard VIII, l’hérétique et le révolté de l’église "collective" aujourd’hui régnante, négligeât le pluriel royal obligatoire dans son discours du trône, il parlait au singulier, il utilisait la lettre capitale « I », ce que la langue anglaise n’échangerait jamais contre une minuscule, même si les philologues découvraient qu’on peut écrire le nom de Dieu avec un « d » minuscule.

L’amoureux des mots que je suis, n’arrive pas à se débarrasser du soupçon que sa résolution finale fut insufflée par cette question de forme. Il ne pouvait pas coordonner avec sa conscience de parler au singulier là où le pluriel est de règle, ou au pluriel là où il est incapable de le prononcer. Voilà ressuscités l’homousion et l’homoiousion, clamant désormais consciemment l’impossibilité d’exclure cette petite voyelle « i » selon le conseil d’Adam[1], parce que ce « i » signifie : moi.

Et parce que sans ce « i » il n’eut pas été possible de dire ce que Mr. Windsor a dit hier. Dans ce court discours d’adieu il a prononcé par trois fois l’expression la plus intime, la plus bouleversante, la plus profonde du langage humain, celle sur laquelle nous l’avons bâti : « believe me ! », « croyez-moi ! ». Il l’a appuyée, il l’a répétée avec passion, presque avec désespoir, sachant que c’est le point charnière du tout, à l’instar des postulats non prouvables qui peuvent être le point charnière des mathématiques. « Believe me ! ». Si vous me croyez, vous m’aimerez et vous vous aimerez parce que j’ai agi ainsi – si vous ne me croyez pas, toute explication, toute déduction géniale et pratique est vaine.

Ensuite il a dit, non pour l’effet et pourtant avec plus d’effet que s’il avait laissé parler à sa place le meilleur comédien du monde – il a dit, en prononçant bien chaque mot, tel un maître du langage anglais instruisant ses élèves débutants : « je n’aurais pas pu être celui que j’aurais dû être sans cette femme que j’aime ». Nous, hommes forts, aurions peut-être haussé les épaules à cet enfantillage ; mais les femmes, cette fois, apparemment, ont été plus intelligentes que nous, elles ont éclaté en sanglots et en rires – ce fut une réminiscence des Joyeuses Commères de Windsor. Aucune femme au monde, Cléopâtre comprise, n’a encore reçu une plus belle déclaration d’amour. Les femmes ont bien senti que dans ces mots c’est Sa Majesté Humanité qui a été élevée au-dessus de Sa Majesté l’Homme et Sa Majesté La Femme, selon la prescription de la nouvelle religion.

J’ignore si cette religion nouvellement déclarée est plus vraie et plus salutaire que la religion régnante. Je sais seulement qu’il n’y a que deux hommes qui ont raconté leur histoire avec autant de simplicité. L’un était poète, il s’appelait Shakespeare, l’autre, fondateur confessionnel, c’était Martin Luther.

Ce dernier a terminé ainsi : « Dieu me vienne en aide ».

Mr. Windsor ainsi : « Dieu protège le roi ».

 

Magyarország, 13 décembre 1936.

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[1] Référence à une scène de La Tragédie de l’Homme, de Imre Madách.