Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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disparition de ZoltÁn

Tous deux étaient invités pour déjeuner à notre table hospitalière : Zoltán et mon jeune ami András. Je les aime tous les deux très sincèrement et je les comprends – je suis comme une transition entre eux deux, un trait d’union, car eux ne se comprennent pas. Ils ne se comprennent pas, comme ne peuvent pas se comprendre automne et printemps, passion et sagesse, patience indulgente et sang belliqueux…

Mais n’anticipons pas.

J’aime Zoltán, parce qu’il représente pour moi le XIXe siècle d’où je viens, et vers lequel penche ma nostalgie. Une extraordinaire érudition dans tous les domaines : son âme est autant chez elle dans les halles gothiques des belles lettres que parmi les éprouvettes des sciences naturelles. Un intérêt éclectique, un savoir encyclopédique, associés au goût et au sens du style les plus policés. Ses connaissances de l’histoire, de la littérature ou de l’art sont solides, l’intuition en sciences sociales, mûrie en sagesse, ne manque pas dans sa vision du monde.  Bref, un homme épatant, comme son siècle était un siècle épatant. Noble harmonie de culture et de civilisation – c’est à son propos que j’ai dit un jour : je lui accorde autant d’années qu’il y a de cultures humaines en ce monde.

En face de lui, András, enfant de son temps. Dans sa vision du monde, extrême, pessimiste et sceptique. Il ne croit pas en une destinée plus élevée de l’homme sur cette Terre, et la théorie du surhomme, il ne fait que l’écarter de la main. Son idéal (si on peut parler d’idéal dans son cas) est cette conception germée en Europe Centrale, dernier avatar du darwinisme populaire, selon laquelle l’homme est un être vivant comme les animaux et les végétaux, le cas échéant cultivable comme les petits pois, le cheval ou le chien ; sa caractéristique essentielle n’est donc pas l’intelligence individuelle outrancièrement surestimée, mais la provenance et le pedigree, les traits de race et les données de la tribu, et ainsi de suite, mais vous connaissez tous cette musique.

Il n’y a pas eu de problème avant que l’on dresse la table (on nous a distribué de belles serviettes de table nouées), Zoltán, plus intelligent, domptait patiemment les chevaux fougueux des débats lancés par András. Il ne faisait pas sentir sa supériorité intellectuelle, il parlait comme un instituteur s’adaptant au langage de son élève. Il a abondamment utilisé les expressions telles que "sans doute", "probablement", et autres "naturellement il convient de tenir compte", son fleuret expérimenté en concision latine parait habilement les coups de l’ilote au goût germanique.

Mais tout à coup, de façon inattendue, András déclara que Dekobra est un bien meilleur écrivain qu’Anatole France.

C’est alors que se produisit le prodige funeste.

Une sorte de phénomène symbolique semblable à celui qui avait atterré le grand empereur romain Julien quand apparut à l’horizon le symbole menaçant de l’Orient barbare.

Au début je n’en crus pas mes yeux.

Puis je les ai activement frottés et je les ai rouverts.

Nous restâmes tous les deux figés, András et moi, aucun son ne sortit de notre gorge.

Zoltán commença lentement à s’enfoncer.

Il s’enfonçait progressivement, régulièrement, tel une chaîne de montagnes sous les secousses tectoniques, ou la trappe de la scène d’un mystère, pour céder la place au décor suivant.

Pendant un instant on pouvait encore voir son visage sérieux, méditatif, son regard chagriné.

Ensuite seul le demi-cercle du front surnagea au bord de la table, tel le soleil déclinant au-dessus de l’horizon crépusculaire.

Puis le front, ainsi que la tendre tignasse brune, disparut doucement, sans bruit.

Zoltán disparut sous la table.

Je me rappelle bien, il a fallu un long instant pour regagner nos esprits : fascinés, nous fixions la vision qui pour moi évoquera chaque fois qu’elle reviendra sur le tapis, l’évanescence du Dernier Humaniste du Siècle, associée avec le "Déclin de l’Occident" de Spengler[1].

Ce qui s’est passé ? Le vieux fauteuil biedermeier sur lequel Zoltán était assis venait justement de rendre l’âme – ses quatre pieds s’étaient écartés dans quatre directions, comme les pattes d’un cheval épuisé, qui s’affale doucement et meurt.

 

Magyarország, 24 février 1937

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[1] Oswald Spengler (1880-1936). Écrivain allemand.