Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Une lettre
de Karinthy
(Sur
"Voyage autour de mon crâne")
Cher Sándor Nádas[1],
Je t'envoie ci-joint mon livre qui vient de
paraître sous le titre Voyage autour de
mon crâne. Permets-moi d'y ajouter une recommandation un peu plus étendue
que l'habituel "cordialement, F.K.". Ceci tout d'abord parce que je
n'aimerais pas que tu prennes ce mot mille fois rabâché pour une pure
formalité, et deuxièmement, parce qu'au-delà de la nature littéraire de ce
livre, lorsqu'il a paru en feuilleton, il a eu des conséquences sociétales et
sociales, et je sais que tout comme moi ces choses t'intéressent avec sincérité
et compétence.
De plus, si je m'adresse à toi et personne
d'autre, c'est parce que tu n'as jamais été indulgent à mon égard, plutôt
sévère, comme si tu devais vaincre une sorte de méfiance ou d'hostilité
intérieure, à mes yeux inconnue, tout en étant prompt le cas échéant pour
prendre mon parti et me donner raison. Dans le cas qui nous occupe ce sentiment
double s'est fait sentir d'une manière particulièrement intéressante. À la
suite d'un des épisodes tu as publié un article à propos du roman en cours d'écriture.
Tu commences par dire que ("une fois de plus") je démoralise le
lecteur avec des choses dégoûtantes : je rends compte avec jouissance,
d'hôpitaux, de tumeurs, d'ablation, de souffrances, alors qu'il y a tant de
malheurs en ce monde. Tu avais lu le chapitre jusqu'au bout avec un intérêt
pénible, puis tu l'avais jeté à terre.
Puis tu l'as gentiment récupéré et tu l'as relu une nouvelle fois.
Tu vois, Sándor, la chose n'est pas si
simple.
J'ai vécu la même chose à l'écriture que
toi à
Laisser courir son imagination est facile,
plus difficile est de remarquer dans la réalité l'imaginaire d'un
"auteur" inconnu nature ? Dieu ? Destinée ?).
Crois-moi, je devais aussi vaincre une résistance lorsqu'en rendant compte d'un
événement simple j'ai osé avouer le
fait que la personne, acteur de cet événement, par hasard n'était pas un
fabricant de conserves, mais un écrivain. Mais je dus savoir et je dus
apprendre que la "matérialité" est une chose bien plus compliquée que
l'impressionnisme ou la stylisation. Les anciens peintres, un peu méprisés par
les fins adeptes de "l'art pour l'art", et qui étaient naturalistes,
maniaient une gamme bien plus grande et plus délicate que ceux d'aujourd'hui,
ils étaient bien obligés – le monde et la réalité doivent être redécouverts au
moins une fois tous les cent ans, et la réalité n'est pas une chose simple.
Je veux dire par tout cela que je suis
conscient de la signification des sentiments et des opinions suscitées par mon
livre, je ne me berce pas d'illusions. S'il ne s'était agi que de
"succès", je n'aurais pas dû l'écrire. C'est ma maladie qui m'a apporté du "succès", et même si cela
surprend, j'ai senti venir à moi des flots de sympathie, compassion et
compréhension – il aurait été plus noble et "plus raffiné" de me
taire après cela, de parler d'autre chose, de ne plus jamais y revenir.
Comme ça, c’est différent. J’ignore si mon
livre va être aussi populaire que l’a été ma maladie. Les épisodes étaient
suivis avec voracité, "un vrai roman policier", comme l’a remarqué
Zsigmond Móricz[2], mais depuis s’est élevée une certaine
opposition et une résistance. Et tout d’abord – n’est-ce pas bizarre ? –
dans les milieux médicaux. C’était une grande surprise pour moi. J’ai toujours
admiré la science médicale et les médecins, mes meilleurs amis ont toujours été
des médecins. Ils m’aimaient également, ils savaient quel intérêt objectif
m’attirait vers eux, ils m’ont initié, tout montré des secrets de la vie, tout
ce qui ne peut être approché que par une science aux mains propres, ce que seul
un artiste au cœur pur est digne de voir. J’ai vu la naissance et j’ai vu la
mort, j’ai vu l’âme saine dans un corps handicapé et la folie dans le cerveau
d’un corps d’athlète. J’étais persuadé que si personne d’autre, les médecins
seraient tous contents de moi. Cela ne s’est pas passé ainsi, ou plutôt pas
tout à fait ainsi. Dès le début j’ai été averti que beaucoup m’accusent
d’indiscrétion parce que j’ai parlé des médecins comme d’hommes. C’étaient les
voix les plus sincères. Les moins sincères masquaient leur réprobation de mon
sacrilège sous le prétexte de la "vague d’hypocondrie" provoquée par
mon écrit. Il n’est pas faux que sous l’effet de mon roman de nombreux malades
imaginaires se sont mis à torturer leur médecin de famille ou les professeurs,
une certaine psychose de tumeur s’est répandue dans
C’est tout. Ce n’est peut-être pas de
l’égoïsme de ma part si je souhaite que beaucoup lisent mon livre. Quant au
"succès", mon Dieu, en tant que curiosité, le succès du livre aurait
peut-être été plus grand si l’opération ne s’était pas terminée par un happy
end – d’habitude la mort rend l’écrivain à la mode pour un temps. Mais dans ce
cas je n’aurais pas pu écrire le livre. Rien n’est parfait en ce monde.
Le 22 avril 1937.
Cordialement,
Frigyes Karinthy.
Pesti Futár, n° 9 1937