Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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om de wereld[1]

Place Apponyi, avec Lucifer

Je m’arrêtai Place Apponyi, l’Adam de mon siècle m’emporta et je posai la question moult fois répétée à mon compagnon de balade qui, j’ignore pourquoi, hésita à répondre à la pénible question : quel est ce pays, quel est ce peuple où nous venons d’arriver ?

Et soudain il décida de répondre.

Au bord du trottoir où les véhicules s’entassaient, un groupement. Une sorte de groupe errant, la rencontre de ceux qui ont tout leur temps, ceux qui profitent de toutes les occasions où l’on peut regarder, observer, traîner, accéder gratis au narcotique de n’importe quel événement extérieur, pour oublier le cliquètement intérieur. À la façon des gens qui piétinent, plantés là, on devine qu’il s’agit cette fois d’un amusement paisible et non d’un accident de la circulation ou d’une bagarre : c’est un spectacle de foire qui s’offre.

Au milieu du groupe un échafaudage étonnant.

Au premier instant il est difficile de reconnaître ce que cela voulait être. Un véhicule, oui bien sûr, un véhicule – mais à quoi diable peut-il servir ? Sur le devant une immense hélice le défigure – son corps massif, avec des fenêtres voilées de rideaux, ressemble à une larme géante pondue par l’esprit du temps dans un moment de chagrin que je cherche à éplucher. En effet, pour mieux vous dépeindre cette chose pour le moment innommable, car pour une auto ce n’est pas une auto, et pas un avion et pas un sous-marin non plus – le plus urgent serait effectivement de le dépeindre, parce que la peinture bleue avec laquelle on avait jadis tartiné ses flancs terminés en pointe s’est pour une grande part écaillée, et pour le reste elle s’est épaissie en une patine gris sale. Les rideaux troués des fenêtres cachent avec bonheur le ventre du véhicule, on entrevoit toutefois par les déchirures le capharnaüm des ferrailles et des rebuts qui s’entassent à l’intérieur. Au demeurant tout est délabré et défraîchi – le bout des lignes gothiques autrefois dessinées pour être pointues et "aérodynamiques" s’est brisé comme les crayons du mauvais élève – cassé, râpé, émoussé dans la houle de la vie, le tout est devenu comme un gros galet du lit d’une rivière. Sa fierté et raison d’être, l’hélice, s’est littéralement dilacérée, je n’avais jamais vu du bois dur à ce point effrangé, comme les manchettes d’un misérable gratte-papier – les bordures métalliques sont tombées du flanc en écailles, des débris en sont restés accrochés bizarrement, comme les cadres des fenêtres de la troisième classe d’un train après un déraillement.

Avec mon mauvais allemand je comprends immédiatement le texte hollandais peint sur le toit : « Om de wereld », c’est-à-dire « Autour du monde ».

Car c’est un vehiculum globetrotter, mon pauvre Hollandais qui fait l’empressé là devant les roues comme la mouche du coche me l’explique pertinemment, pour persuader l’honorable chaland d’acheter ses cartes postales. La carte postale représente sa machine miracle, manifestement à l’état neuf quand elle était encore belle et jeune. Tout au moins à son avis, parce que pour le chaland, déjà à l’époque la pauvrette n’était qu’un monstre, fraîchement peint, encore avec ses dents, un monstre bâtard, malheureux mélange de plusieurs animaux domestiques dépareillés.

Cela était un amphibium, précise-t-il une auto propulsée sur terre par une hélice, mais pouvant éventuellement glisser sur l’eau si on lui ajustait des patins. Sur ma demande de mettre en marche la petite machine, le Hollandais se met à expliquer savamment que dans les rues urbaines cette machine aussi fait fonctionner des essieux, elle a un moteur, parce que l’hélice engendre un dangereux tourbillon que la circulation ne supporterait pas, on ne peut donc démarrer l’hélice que sur une route. Je n’insiste pas, j’ai le soupçon qu’il n’y a en réalité aucun moteur sous le volant, sinon à la rigueur des pédales que l’on actionne avec les pieds. Mon soupçon est étayé par le fait que parmi toutes les puanteurs qui émanent de l’engin je ne décèle aucune odeur d’essence.

J’ouvre de grands yeux dans la direction de mon compagnon invisible.

Il louche vers moi, avec une ironie cruelle sous les arcs de ses sourcils.

Alors, n’es-tu pas heureux ?

Ne t’ai-je pas amené à l’époque à laquelle tu aspirais ? Voici le siècle de l’Industrie Rédemptrice, celui du miracle de la technique, celui de l’Homo Faber ayant volé le secret de la nature hostile et s’en sentant responsable, le siècle de la gloire de l’Homme Extra-racial, comme tu l’appelles. Il fore jusqu’au centre du globe terrestre, il chevauche les nuages et il fait parler le lointain infini.

Il est un peu sale et il sent un peu mauvais – ressemblerait-il davantage à un avorton qu’au fier homoncule que tu admirais ?

 

Et alors, la rédemption est tombée au mauvais moment, les conditions économiques sont mauvaises ! Une voiture postale primitive, sans moteur, prévue pour la force d’un cheval, que l’on peut voir au musée, présente un aspect plus économe – eh, en ce temps-là les riches étaient plus à l’aise, les pauvres étaient plus humbles, ils n’avaient pas été ensauvagés par tes amis Rousseau et Benjamin Franklin. Mais que veux-tu ? Si quelqu’un a le droit de faire la grimace, ce n’est pas toi : après tout c’est la Raison Humaine qui se présente devant toi, celle que tu cherchais. Oui, il est le Savoir, peut-être dans une période un peu malheureuse mais c’est bien lui. « Le savoir, qui est arrogant, pour avoir de quoi vivre. ». Est-ce que tu réussis mieux avec tes idéaux modernes ? Ou, l’Idéal qu’il représente, ne trace-t-il pas une auréole invisible autour de sa misérable silhouette délabrée ? Il est voiture et avion, bateau et métro en même temps – et toi, le Héros de Demain, sur le bateau, toi qui restes attaché à l’Homme Artificiel, avec les survivances de ton passé vergogneux dans ton corps affamé et pantelant, aux ailes tronquées et poilues de pingouin – ou bien l’appellerais-tu plutôt une mouche aux ailes arrachées qui siffle ? Sois plutôt content qu’elle ne peut plus s’envoler, comme les bombardiers qui réduisent à néant le monde qu’ils viennent de transformer.

Cesse, Lucifer, saisis-moi, emmène-moi à une époque nouvelle. J’ai honte. J’ai Honte devant l’Asie auprès de qui nous nous vantons depuis cent cinquante ans, afin de transformer ses miracles "de Lille" en un vrai miracle, afin de libérer des contes les vautours de Sindbad et la lampe d’Aladin et d’en opacifier la lueur de tout désir et tout espoir. Retour aux contes, retour dans les rêveries de Mille et une Nuits avec cet or que nous avons trouvé en nous réveillant trop tôt – il était sombre et gris, ce matin, dormons encore une fois mille et une nuits.

Plus tard, plus tard…

Cet échafaudage ne vaut même pas la barque de Noé, pour survivre au déluge du rêve. Les animaux mécaniques fabriqués par l’homme qu’il avait avidement ramassé dans son corps délabré, l’homme ne désire pas les sauver sur le Mont Ararat, il les laisserait périr.

« Car l’homme vit que le monde fut mal créé. »

 

Pesti Napló, 20 juin 1937.

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[1] Ce texte se présente comme une suite de La tragédie de l’Homme de Imre Madách.