Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
le sourd
Il s’était pourtant réveillé de bonne humeur.
Il fait quand même bon vivre, pensa-t-il pendant qu’il longeait le couloir vers
son bureau. Je n’ai pas vraiment réussi, pensa-t-il alors qu’il apercevait son
camarade de classe, l’entrepreneur, dans une voiture qui filait sur la chaussée
– mais c’était peut-être mieux pour moi. La chance ne m’a pas hissé sur son
pavois, comme ça au moins elle ne m’a pas laissé tomber non plus ; je n’ai
pas pu connaître les joies exaltantes, mais j’ai aussi évité les souffrances
amères. Je ne me suis pas marié, je n’en ai pas ressenti le besoin, j’observais
avec une douce malice tous les malheurs de tant de mariages et de tant de
familles. Ce petit problème que j’ai avec les oreilles ne m’a pas causé trop de
soucis non plus. Sous certains angles je peux même m’en réjouir – pour les
citadins des grandes villes pouvoir lire tranquillement les articles,
accusations, reproches, représente un avantage certain, car décret anti-tapage
ou pas, le bruit est infernal. Hé, hé, moi ça me fait doucement rigoler, moi je
n’ai pas besoin de décret anti-tapage, c’est pourquoi mes nerfs sont en
meilleur état que ceux de ce malheureux Vágó qui,
lui, s’abîmera tôt ou tard dans le vacarme. La musique me manque peut-être un
peu, heureusement je ne l’aime pas beaucoup. Et j’ai bien raison de ne pas
révéler en général ma surdité. Ceux qui entendent bien ignorent qu’il est
fondamentalement superflu de bien s’entendre, puisque les contacts humains
consistent à quatre-vingt-dix pour cent en un charabia parfaitement
inutile : les gens se répètent des phrases conventionnelles qui ne servent
à rien.
Au bureau il se sentait bien. Il
travaillait assidûment.
Il a vérifié le bilan mensuel en pliant son
oreille de la paume de sa main gauche, un peu en avant, c’était son habitude
quand il lisait, alors que c’était inutile, ça ne dissimulait pas sa surdité.
Vers midi le patron entra avec sa bouche
déformée depuis une attaque cérébrale, cela gênait l’interprétation de ses
états d’âme.
- Regardez, Krámer,
une fois de plus vous m’avez bazardé ça, hurla-t-il, vous êtes incapable de
faire attention ? Vous m’avez gâché cette affaire en or ! Je vous
avertis, c’est la dernière fois ! C’est un scandale !
- Patron, balbutia le sourd avec
gratitude, je ne fais que mon devoir. Ce que j’ai fait, ce n’est pas pour la
louange, croyez-moi. Je vous remercie sincèrement, patron.
À midi l’ambiance était toujours bonne. Il
fut tout de même un peu étonné quand l’appariteur lui remit la lettre
malveillante de son patron.
- Hum, hum, pensa le sourd, j’ai dû
mal le comprendre, ce n’était peut-être pas que du baratin qu’il m’a débité
dans la matinée. Je ferai mieux attention.
Et c’est ce qu’il fit. L’après-midi il
croisa Brámer.
- Je suis heureux de vous
rencontrer ! – gesticula Brámer de loin –
savez-vous que j’ai pu signer pour les transports ? Ce sera une affaire
pour nous deux, nous pourrons gagner une montagne d’argent !
- Foutez-moi la paix, rétorqua le
sourd, allez hurler vos grossièretés à votre grand-père ! Je n’ai rien à
faire avec vous !
Et il le planta là. Ah, se dit-il, furieux,
je vais changer de méthode. Les gens ne méritent pas que je m’éreinte pour eux.
Je vais cesser tout contact, je vais me retirer dans ma solitude, ce que mon
handicap permet.
Il dut faire la queue dans la rue pendant
un bon quart d’heure avec d’autres. Il trépignait, morose. À côté de lui un
homme frissonnait de froid. Ses lèvres bougeaient sans cesse, Dieu seul sait ce
qu’il pouvait bien raconter. Il en eut assez, il le rabroua :
- Vous pouvez toujours causer !
Je suis sourd comme un pot !
- Mais Monsieur ! – s’indigna l’étranger dont les mâchoires
remuaient toujours, pendant qu’un morceau de bretzel lui tombait de la bouche.
– Que me voulez-vous ? Je ne parle pas, je mange.
Magyarország, 20 janvier
1937