Frigyes
Karinthy : Nouvelles
parues dans la presse : 1938
microphonia
Chapitre tronqué du septième voyage de Gulliver
(Les
pages perdues racontent probablement, comme d’habitude, qu’à l’issue des
voyages d’exploration à Lilliput, Brobdnignag, Laputa, Hihaha, Farémido et
Capillaria, Gulliver avait décidé de ne plus jamais prendre la mer, or les
événements des dernières années l’auraient quand même forcé à chercher une
nouvelle patrie. Ne parvenant pas à se procurer des passeports, il se serait
retrouvé comme serveur à bord d’un avion postal en partance pour Tokyo, ils
auraient été pris dans une tornade qui les aurait emportés ; grâce à un
parachute Gulliver aurait réussi à redescendre sur terre, il se serait retrouvé
sur le sol d’un pays inconnu.)
…et bien que les immenses pâtés de maisons
et l’intense circulation automobile semblassent montrer que je m’approchais de
la capitale, d’autres phénomènes me troublaient. Parler simplement de
contradiction ne serait pas l’expression juste. Quelque chose ici paraissait
franchement inhabituel et invraisemblable, même inconséquent. Passe encore
qu’au pied de palais splendides, techniquement et artistiquement les plus
modernes, croupissent de misérables cabanes en pisé – ce qui était le plus
étrange c’était que ces palais respiraient le plus souvent le vide, avec leurs
volets fermés, leur façade effondrée et leur portail condamné, tandis que dans
les cabanes la vie grouillait, tout comme des cafards dans un orifice de cave
sale et délaissé. Les rues désertes du faubourg s’élargissaient en avenues
droites et aveuglantes, alors que dans le centre-ville le plus animé le
revêtement manquait, les pneus des voitures pataugeaient dans la poussière et
Je finis par trouver un hôtel de dix étages
où un bout de papier punaisé à la porte signalait qu’il restait des chambres à
l’étage supérieur mais uniquement pour des personnes jeunes car l’ascenseur ne
fonctionnait qu’entre le huitième et le dixième, jusque-là il fallait grimper à
pied. Je ne me sentis pas le courage pour cela. Après quelques minutes de
piétinement déconcerté je me suis adressé sur la chaussée à un piéton
correctement vêtu (j’ai oublié de mentionner que dans cette ville les véhicules
circulent sur les bas-côtés et les passants se blottissent au milieu de la
chaussée.)
- Pardon Monsieur, lui demandai-je
poliment, où pourrais-je trouver dans ce quartier un hébergement convenable
pour la nuit ?
Il me fixa, et en vrai Européen cultivé
(comme je l’avais d’emblée supposé), il me répondit dans ma langue
maternelle :
- Si l’on parvient à coordonner
l’amour-propre national et la fierté raciale avec les intérêts qui déterminent
l’avenir du pays, on peut sans aucun doute éviter les conséquences néfastes de
la révolution, dans l’intérêt d’une sage évolution.
Il sourit, salua de la tête, et s’éloigna à
pas pressés.
J’étais un peu interloqué. Cette
déclaration était manifestement très intelligente, sobre et pondérée, formulée
d’une façon précise et adroite – néanmoins on avait du mal à y repérer la
relation avec la question à laquelle elle était censée répondre. Qui plus est,
elle était débitée à une vitesse trop rapide – bien que d’une voix d’airain
agréable et une intonation mélodieuse. Je remarquai également qu’avant de
parler et à la fin de sa phrase l’autochtone inconnu avait émis un son
particulier, comme si quelque chose avait claqué ou craqué dans sa bouche –
c’était une sorte de bruit métallique comme l’accrochage d’une rame de tramway.
Tout cela était fort intéressant et
surprenant, mais ne me rendit pas plus intelligent. J’entrai donc dans une
épicerie du voisinage, afin d’une part d’obtenir l’information propre à
satisfaire mes modestes desiderata, par ailleurs j’avais faim, j’avais l’idée
de me procurer un petit en-cas.
Un jeune homme musclé de belle prestance se
trouvait derrière le comptoir, je me réjouissais dans l’espoir que ce simple
commerçant ou artisan s’avérerait familier dans le domaine des questions
pratiques.
- Mon ami, je désirerais un petit pain
agrémenté de quelque saveur. À combien revient ce pâté de foie ?
Il ne répondit pas aussitôt, mais il me
sembla entendre le même claquement ou craquement que précédemment. Supposant
qu’il ne possédait pas la langue anglaise, j’allais passer à l’allemand ou au
français, lorsqu’il fit un signe de tête pour me rassurer et aussitôt s’exprima
dans un anglais parfait, impeccable, avec en prime une emphase que l’on ne
rencontre pas souvent :
- Nous sommes chacun résolus à
protéger, jusqu’à la dernière goutte de notre sang, l’exaltante joie de vivre
de la génération future qui ne peut être assurée que par l’indéfectible courage
et une force débordante. Mort à la conjuration grinçante de la mafia
universelle des oreilles tachées.
Cela aussi était beau et enthousiasmant,
mais un peu moins clair que le discours précédent, néanmoins je l’attribuai à
mon ignorance dans les affaires intérieures du pays. Je ne fus hélas pas
capable d’apprendre par lui le prix du pâté de foie, malgré mes efforts. Je me
prosternai poliment, comme pour signaler que, tout étranger que j’étais,
j’admettais naturellement la vision de l’ordre qui régnait – j’aurais aimé
pourtant savoir… vu que j’avais un peu faim…
Il me fit signe qu’il me comprenait, et dit
cette fois très brièvement et fermement :
- Il s’agit de vie et de mort. C’est
pour des siècles que nous devons construire la fière tour de pierre de
l’intraitable volonté.
Que dois-je encore raconter ?
J’errai jusqu’au matin dans ces ruelles, sans
manger ni boire. Le matin je voulus voler du pain dans une échoppe, mais on me
rattrapa et on m’emmena dans un dépôt entouré de gigantesques murs de briques
où, au milieu d’une multitude de prisonniers vêtus de bure, j’accédai enfin au
vivre et au couvert. Nous ingurgitâmes une savoureuse soupe de semoule dans une
auge commune, et quelques brassées de paille s’offrirent pour notre couchage.
J’eus préféré être auditionné, mais hélas cela ne se produisit pas – l’officier
auquel je m’adressai me répondit que « Newton n’était qu’un vieil
imbécile, mettez-vous ça dans la tête – dorénavant un corps plongé dans l’eau
ne perd pas mais gagne du poids, car c’est ce qu’exige le Trou de Taupe
Conquérant de l’Univers que les vils vautours auraient voulu noyer ! »
Et il désigna les avions.
Au crépuscule, alors que je gisais, alangui
et apathique, sur ma litière, un de mes compagnons prisonniers me donna un coup
de coude dans la pénombre. Il m’enjoignit de ne pas le trahir, il allait tout
m’expliquer.
Il s’avéra que j’avais affaire à un animal
humain du monde révolu et qui me ressemblait, ayant par hasard échappé à
l’exécution de la "loi du gramophone".
Cette loi avait été décidée dix années
auparavant par le commandant du pays, un biologiste et électricien de grand
talent. Étant donné que, selon sa théorie, la cervelle humaine, cet organe
rabougri et dégénéré au cours de l’évolution, ne répondait plus aux exigences
de la technique, tout le monde devait se la faire extraire de la tête (comme on
remplace les mauvaises dents par des prothèses), et se faire installer à la
place dans le crâne une sorte de gramophone construit avec une précision
uniforme et parfaite, fonctionnant selon un automatisme génial, qui réagit
immédiatement aux sons enregistrés, se met en marche et à l’aide de ses
lamelles répond sans équivoque aux questions posées. L’état pourvoit une fois
par an le crâne de tous les sujets en mécanismes, adaptés aux exigences
sociales et économiques du pays.
Hélas, poursuivit mon compagnon, certains troubles
se sont produits ces derniers temps, bien sûr non dans les mécanismes qui sont
parfaits mais quant aux ajustements, puisque…
(Le reste du manuscrit est perdu !)
Pest Napló, 11 mai 1938