Frigyes
Karinthy :
"Deux Bateaux"
Le sculpteur aveugle
Mon cher fils,
Ta lettre m'a trouvé
à Rome. J'ai lu avec grand plaisir et la lettre et l'article que tu y as
joint attestant que ton succès est vraiment peu commun et que "Les
ouvriers" représente un tournant dans ta carrière
artistique. J'ai vu dans un magazine une photographie de cette sculpture et je
dois te dire que je suis moi aussi très satisfait : "Les
ouvriers" est un travail fort, viril et je ne te cache pas que je suis
fier de toi.
En ce qui concerne les
hésitations et les angoisses dont tu fais mention dans ta lettre, je
peux te rassurer, Boldizsár. La vie humaine est longue et on peut
s'offrir des états d'âme. Tout cela passera et restera sans
gravité. J'ai même ressenti une certaine émotion que c'est
à ton vieux père que tu as pensé pour parler de tes
problèmes de conscience. Mais crois-moi, je ne peux rien te dire et il
m'est impossible de te donner un conseil. Ne t'imagine pas, Boldizsár,
que les longues années se superposent, que nous sommes assis sur un
bâtiment de plus en plus haut et que, parvenus tout en haut, l'horizon
est de plus en plus large. À l'évidence une rivière coule
sous nos pieds comme au-dessus de nos têtes, on a le désir
d'intervenir dans son cours mais on ne voit pas plus loin que les deux rives.
Je ne peux vraiment rien te dire et si je n'étais pas assis ici,
très seul, dans une toute petite chambre au bord du Tibre, et si je ne
savais pas que ce soir je ne sortirai plus et que pour ce soir je n'ai rien
d'autre que quelques pensées, quelques pièces qu'avec l'âme
d'un vieil enfant je déplace sur un échiquier, je ne
t'écrirais probablement pas de lettre.
Je ne t'écrirais pas, mon
cher petit Boldizsár, d'ailleurs il se pourrait que cette lettre que je
me laisse aller à rédiger en flânant, je ne te l'envoie pas
non plus… C'est bien vrai, je sens qu'en ce moment la pose du sage et
l'attitude paternelle me font défaut et j'aurai peu à t'offrir
pour que tu en profites. Qui plus est je te blesserais peut-être car je
dois t'avouer franchement qu'une sorte de sourire a effleuré mon vieux
visage pendant la lecture de ta lettre où tu parles de ton art avec ce
sérieux définitif et déterminé, de
déchirement des idéaux… des luttes âpres qui ravagent
ton cœur, que tu te trouves au bord du désespoir parce que tu as du
mal à donner au plâtre et au marbre la perfection de
l'expression… Parce que tu ne sais pas à quel saint te vouer :
à Michel-Ange ou à Rodin ; et que tu ne sais pas où
chercher
À un endroit tu mentionnes
en passant ("en passant" n'a rien d'un reproche !) que si tu
t'adresses à moi c'est parce que tu as le sentiment diffus que moi aussi
j'ai traversé une crise semblable. Mais tu n'as pas pu en tirer un
enseignement parce que voilà vingt ans que j'ai posé mon burin et
sans regretter de voir ma réputation s'effriter, j'ai tout
abandonné : la bataille fiévreuse contre l'argile, les expositions
enivrantes, l'émulation, Rodin, Michel-Ange ; je me suis
retiré de la piste sans regrets, laissant les autres poursuivre
là où j'ai déposé les armes.
Mon bon Boldizsár, que de
beaux et froids souvenirs ! Je souris, et crois-moi, ma vanité
n'est pas entamée par le fait que tu as parlé de tout et de tous
ceux qui te préoccupent sauf de ma série
"Autoportraits" qui a fait tant de bruit et que jadis tu n'étais pas seul à
admirer. Où sont partis tous ces argiles, tous ces plâtres,
Boldizsár ? Je pense savoir que ta mère a rangé la belle
exposition quelque part au grenier ; maintenant par caprice du moment je
dirais presque que j'aimerais revoir quelques-unes de ces pièces. Non
par vanité et non par enthousiasme. J'aimerais sourire de ces torses
curieux et drôles. Avec quel effort à faire grincer les dents j'ai
gratté et râpé dans la froide argile ma bouche, mon nez,
mes oreilles et mon front, à quel point j'ai frappé ce sable
jusqu'à avoir mal, mon Dieu !
Tu as raison, Boldizsár,
j'ai moi aussi traversé une telle crise. J'avais vingt-deux ans et il
n'y avait qu'une unique chose qui m'intéressait dans ce monde, avec une
curiosité harcelante et impatiente : moi-même. Qui est
celui-là, de l'extérieur et de l'intérieur, qui est cet
univers de la taille d'une goutte d'eau auquel j'ai accédé
inconnu et sans explication, dont je suis incapable d'estimer la valeur et dont
j'ignore où il me mène, et que pourtant je ménage si
jalousement que je hurle si une main étrangère le brutalise ou si
la tempête le bouscule ? Je savais qu'il est unique au monde car
bien que similaire en toutes choses aux autres, dans l'infini du temps et de
l'espace cet être est unique, il n'a pas existé avant et ne sera
pas une nouvelle fois : c'est moi.
Pendant de longues heures j'ai
regardé mon visage dans le miroir, les yeux écarquillés je
me suis penché de plus en plus près de la surface brillante de
l'eau. Je le regardais avec une avidité envieuse : ma bouche et mes
yeux. J'étais amoureux de moi-même. Je me tourmentais : qui
va jamais lire dans ce visage ce que je suis seul à savoir ; qui va
sauver de la perdition la ligne inexprimable de ce menton et cette douleur qui
se blottit ici entre les lèvres, qui va sauver ce qui est ainsi et ne
saurait être autrement parce qu'il représente moi, source la plus
profonde des souffrances et des plaisirs, mes doux, égoïstes et
cruels emportements et mes passions dans lesquels ce visage s'est fondu et
qu'il a modelé en sculptures et qu'il a ennoblis en formes ? Qui va
le sauver car je sais bien qu'autrement il devra périr sans laisser de
trace dans cette existence vaine qui ne sait que créer mais qui ne sait
pas conserver.
J'ai commencé à
modeler mon visage, mon cher Boldizsár. J'ai passé de longues
heures devant le miroir, j'ai malaxé et sculpté l'argile pour
qu'un jour je puisse regarder dans l'argile comme si je regardais dans la glace
et me rassurer : voici, je me suis emparé du miroir et je peux
partir tranquille, le miroir vivra à ma place et parlera de moi
jusqu'à la fin des temps.
C'est vrai, c'est vrai,
Boldizsár, j'ai traversé
Alors comme toi j'étais
envahi de désespoir. J'ai erré et pendant mon errance je n'ai pas
cessé de chercher. Furtif et enragé, j'ai cherché ce burin
obéissant, ce matériau compréhensif, avec lequel et
à partir duquel je pourrais me sculpter.
C'est dans cet état que ta
mère m'a connu : je l'ai rencontrée dans la voie de
l'incapacité et du déchirement intérieurs. J'avais
l'impression que la matière ne m'obéissait plus – et à
ce moment c'est moi qui suis tombé amoureux inguérissable de
J'ai aimé ta mère
et elle m’a aimé aussi. Je me suis penché au-dessus d'elle
et j'ai plongé mon regard dans ses yeux pour qu'elle enfouisse mon
visage dans son regard. Et ta mère a ouvert ses yeux, elle m'a
accueilli, puis elle a fermé les paupières.
Et alors, Boldizsár, le
sculpteur aveugle a pris son burin et s'est mis à sculpter. Ce vieux, en
poussant les figurines de l'échiquier des pensées, en souriant de
toutes les passions : et pourtant, Boldizsár, les frissons
m'envahissent quand j'y pense. Le sculpteur aveugle - ô,
Boldizsár, comme c'est terrible – le sculpteur aveugle
là-bas dans cette pièce noire comme dans un four a levé
les doigts et s'est mis à modeler à mon image une petite
sculpture blanche. Au début il a sculpté ma tête à
grands traits mous, avec des yeux fermés, il a croisé mes deux
bras et a replié mes jambes. Ensuite il est passé aux
détails. Il a façonné mes lèvres et
façonné mon crâne et façonné mon front.
Ensuite, toujours inachevé, en train de prendre forme, il m'a
montré la petite sculpture.
Ô, Boldizsár,
j'étais bouleversé dans tout mon corps et le burin m'est
tombé de la main ! La sculpture était encore petite alors et
ses lignes étaient approximatives. Mais c'était moi,
Boldizsár, c'était bien moi tel qu'aucun sculpteur n'aurait pu me
modeler, c'était bien moi, jusqu'à la fin des temps !
Terreur et frissons m'ont foudroyé et j'ai hurlé : qui donc
m'a vu depuis la sombre obscurité, de là-bas où il n'y a
ni yeux ni conscience ?
Puis je me suis apaisé,
Boldizsár. Le sculpteur aveugle l'a emporté, mais pas seulement
sur moi. Je n'ai plus de désirs et je ne veux plus savoir ce que je
signifie et ce qui m'attend : je reste assis ici dans son atelier et je
l'admire et je m'émerveille en lui. Je regarde dans ton visage et c'est
comme si je regardais dans un miroir, je vois là mon propre visage qui a
été mieux compris par ce sculpteur aveugle que je n'aurais jamais
pu le comprendre moi-même. Je lui confie le reste, je n'ai plus rien
à faire aussi longtemps qu'il vit et qu'il œuvre à ma place.