Frigyes
Karinthy :
"Deux Bateaux"
I.
Erzsébet se réveilla
à trois heures de l'après-midi. Ces derniers temps elle ne se
couchait pas avant trois ou quatre heures du matin et petit à petit elle
s'y était faite. C'était la fin de l'automne et ce n'était
pas désagréable d'attendre comme ça, dans la chambre
obscure que
Erzsébet
enfila une tournure et lia soigneusement les rubans de couleur bon
marché. À l'aide
d'une lampe à esprit-de-vin elle se frisa les cheveux parmi lesquels se
mêlaient quelques fils gris. La lampe à esprit-de-vin était
posée sur un livre à couverture bleu pâle ; le livre
s'intitulait "Souvenance", édité par une quelconque
société amicale de poésie en mille huit cent
cinquante-deux, ici même, à Kanizsa[3].
Erzsébet plongea dans ses pensées, et son cerveau pas
particulièrement rompu aux mathématiques supérieures eut
besoin d'une bonne minute pour calculer que cela s'était passé il
y avait dans les onze ans. "Souvenance" n'avait pas seulement la
couverture bleu pâle mais les pages également, pages qui
contenaient des poésies vert pâle, de Lisznyai[4]
et de nombre de poétesses. Le chiffre cinquante-deux de la date
était spécialement gravé dans la mémoire de
Erzsébet, elle avait vaguement conscience que dans sa vie
mouvementée et compliquée ce chiffre représentait un
événement particulier. Mais comme c'était une pensée
lointaine, peu réconfortante et plutôt triste, Erzsébet
préféra vite penser à Fellebeau. Elle sortait avec
Fellebeau depuis un mois déjà ; plus exactement Fellebeau
était l'unique homme qui depuis un mois la fréquentait avec
assiduité de sorte que leurs rencontres commençaient à
revêtir un caractère plus précis, marquant une
différence avec les amitiés éphémères
d’un ou deux mois. Ce matin même ils s'étaient
séparés à l'aube, à cinq heures, Erzsébet
l'avait raccompagné en parlant bas depuis la pièce donnant
directement sur l'entrée obscure, et Fellebeau s'était de nouveau
annoncé pour cinq heures de l'après-midi.
Mais
il se présenta dès quatre heures, en pantalon pied-de-poule, en
col très haut, chaussures vernies, gibus droit pas très haut.
Erzsébet n'avait pas fini sa toilette et elle lui lança vers
l'arrière de s'asseoir sans être gêné. Le chevalier
servant veilla à remonter les jambes de son pantalon avant de prendre
place sur le tabouret de cuir râpé, non sans en avoir
vérifié la propreté. Puis il commença à
trouver le temps long :
- On
a parlé de toi en ville aujourd'hui, dit-il en se penchant en avant. Ces
derniers temps ils se tutoyaient déjà dans l'intimité.
- Tu
m'en diras tant.
Erzsébet
ne s'inquiéta pas outre mesure, que pourrait-on dire d'elle. La seule
chose qui l'intrigua un peu : qui pouvait donc la connaître à
Kanizsa où elle n'habitait que depuis six mois. Quant aux gens, elle
avait depuis des lustres un sentiment lointain et confus à leur
égard, elle ne se rappelait rien ni personne du temps antérieur,
comme si la dernière décennie n'avait été
précédée par rien qui vaille, et que ce qui était
arrivé n'était pas arrivé à elle mais à
quelqu'un d'autre. C'était comme si elle n'était née que
dix ans plus tôt, dans une cour d'une quelconque venelle sale et obscure,
et elle n'était pas née enfant mais déjà femme mûre,
qui comprend tout, blasée – un grand nourrisson sarcastique que le
monde n'intéresse pas parce qu'il l'a déçu avant de le
connaître.
- C'est
chez les Matskásy[5]
qu'on a parlé de toi, poursuivit Fellebeau en voyant qu'elle ne posait
pas de question.
Puis,
comme Erzsébet ne réagissait toujours pas :
- J'ignorais
que tu avais été mariée.
Erzsébet
fixa mieux une épingle et se pencha vers la glace. Elle avait
l'impression d'entendre une sorte de respect dans la voix de Fellebeau et cela l'irrita.
Depuis des années, la conviction de l'imbécillité sans
limite des hommes se renforçait avec stupéfaction et un
mépris croissant dans son cerveau rarement sollicité. Voici cet
homme par exemple qui jusqu'à présent la traitait comme elle le
trouvait elle-même naturel et juste, et qui maintenant souhaitait
peut-être la distinguer parmi les autres femmes semblables parce que
quelqu'un lui a dit qu'elle provenait d'une famille honorable, qu'elle avait
même eu un époux, un homme respectable et nanti, un quelconque
notaire. Mon Dieu, elle l'avait presque oublié ! Elle haussa les
épaules.
- Ils
ont quelque chose contre moi ?
Le
chevalier servant s'approcha, il se mit à faire le beau. Mais
Erzsébet lui tapa la main. Elle fut prise soudain d'un sentiment dur et
brutal. Elle se mit à parler spontanément de son ancien mari.
Fellebeau voulait savoir de quoi il avait l'air. Erzsébet lui dit sur un
ton rieur :
- C'était
un petit homme chétif. Il avait la moustache en bataille, il n'aimait
pas l'ordre. Il n'avait pas beaucoup d'argent.
- Pourquoi
l'as-tu quitté ?
- On
l'a mis en taule.
Fellebeau
comprit qu'il s'agissait d'une affaire politique ; il le comprit
indirectement, par déduction, car elle ne distinguait pas clairement la
différence.
Le
chevalier servant passa aux détails plus intimes, il posa des questions.
Erzsébet fit la moue, un geste dédaigneux. Puis elle appela la
concierge et commanda du café. Ils l’accompagnèrent de
brioches.
- Erzsébet,
je t'emmène ce soir au Théâtre, dit le chevalier servant.
Une troupe est arrivée en tournée.
- Ils
jouent une comédie ? – demanda-t-elle.
- Non,
ma belle poupée. Mon excellent ami, un certain Bosquet des Charmes, a
déniché quelque part un poème dramatique, il l'a
aussitôt acheté à l'auteur soit en manuscrit, soit
déjà imprimé, il l'a monté sans autorisation et le
joue à Kanizsa et ailleurs. Budapest ne l'a pas encore vu. C'est un
grand artiste, ce Bosquet des Charmes, il peint les décors et les
tapisseries lui-même. Il lui en a fallu une cinquantaine.
Erzsébet
acheva sa toilette, elle se passa de la poudre de riz sur les joues, les voila
de rouge. Cela la mit de bonne humeur.
II.
Il
y avait beaucoup de monde, Erzsébet et toute l'intelligentsia de Kanizsa
froufroutaient boudeusement, insolemment, en montant vers les loges, exigeant
presque que les mères se sentissent honteuses et gênées
pour leur fille adolescente. Fellebeau s'était fait accompagner d'un
étudiant et, en montant sur l'étroit escalier, Erzsébet,
par simple habitude, serra la main de l'étudiant en lui enfonçant
les ongles dans la paume. Il en rougit et frissonna, les paupières
fardées de la femme aux yeux sombres le bercèrent d'une ivresse
dangereuse et funeste.
Le
temps qu'ils prennent place, l'action sur la scène battait
déjà son plein. L'étudiant, un homme enthousiaste et
très jeune, expliqua l'intrigue à Fellebeau. Fellebeau
écouta l'étudiant narquoisement tout en logeant un bras dans le
dos de Erzsébet. Celle-ci en revanche se pencha vers l'étudiant.
Ce dernier ne cessait pas de chuchoter. Dans tout son discours Erzsébet
ne repéra qu'un seul nom, celui de János Arany, et elle fit
remarquer qu'elle connaissait cet auteur, elle l'avait un jour rencontré
à Pest et ils s'étaient même parlés.
Sur
la scène il y avait maintenant une sorte de désert avec des pyramides
au fond ; un comédien brun récitait des poèmes avec
emphase. L'étudiant dit que c'était un symbole et que Goethe en
avait utilisé de semblables. Erzsébet fit une remarque à
propos de l'acteur, qu'il était beau garçon mais stupide, qu'elle
le connaissait aussi. Fellebeau faisait de l'esprit, lançait des
calembours à la cantonade, on l'entendait jusqu'au parterre. Puis il dit
impatiemment :
- Qu'est-ce
que c'est, ce truc ?
La
salle applaudit. Erzsébet serra une jambe contre celle de
l'étudiant. Il ne savait que faire et se remit à parler.
Erzsébet eut aussi une pensée furtive à propos du
comédien brun puis sans savoir pourquoi elle ressentit une lassitude
amère, elle les détesta tous les trois : elle avait envie de
chasser Fellebeau à coups de pied, et de se débarrasser aussi de
l'étudiant. Elle en avait mortellement assez, elle décida de se
consacrer à la scène et de faire signe, si possible, à
l'acteur.
L'acteur
se tenait devant une table, vêtu d'une houppelande, et
récitait :
"ô femme, me comprendre ! Si
ton âme,
Était
parente de la mienne, comme
Je
l'ai pu croire à ton premier baiser,
De
moi tu serais fière, et ton bonheur
Tu
n'irais pas loin de moi le chercher
Tu
n'irais pas dans le monde exhiber
Tout
ce qu'en toi il y a de douceur
En
réservant l'amertume au foyer.
Je
t'ai aimée, ô femme, d'un amour
Infini !
Oui… Et je t'aime toujours.
Mais
cet amour a mis en moi le fiel
Quand
il eut pu m'être doux comme miel."[6]
Erzsébet
fut frappée par l'étrangeté de ce discours. Puis de
nouveau elle oublia la pièce. Elle se rabattit sur l'étudiant
mais celui-ci, concentré bouche bée sur la pièce, ne s'en
aperçut même pas. Erzsébet s'en offusqua : quels
mufles, ces hommes – pensa-t-elle, ils écrivaillent les uns aux
autres sur les femmes, ils se boivent leurs paroles au point de passer à
côté de l'essentiel. À
quoi bâille-t-il, cet étudiant ramollo ?
"Ah, quel étrange alliage,
la femme !
Fiel
et liqueur, noblesse et cruauté,
Le
bien, le mal, étroitement mêlés…
Pourquoi
donc si fort nous attire-t-elle ?
C'est
que le bien est son essence,
Que
le mal tient au temps qui l'a vue naître."[7]
À
quoi bon, à quoi bon – à quoi bon tout cela, se disait
Erzsébet tout en scrutant le fond du grand vide de sa vie. Elle avait vu
des jours plus mauvais et des hommes violents et vulgaires – c'est
écœurant. Pourquoi je vis ? Et de quoi jasent tous ces
écrivains ? Elle repensa à "Souvenance" qui se
trouvait sur sa coiffeuse, au voisinage de l'appareil à esprit-de-vin
pour se friser les cheveux. Tout cela n'est qu'une profondeur trouble dans
laquelle tourbillonnent des choses malveillantes. Il faut regarder vers le bas
pour les apercevoir, vers la profondeur, de plus en plus profond.
Elle
remarqua avec indifférence que par hasard au même instant
quelqu'un prononça sur la scène aussi le mot
"profondeur", exactement en même temps qu'elle formulait ce mot
dans sa pensée. Elle se mit à écouter. Une
comédienne déclamait, les bras haut levés :
"Tu
peux béer tant que tu veux, profondeur ?
Ne
crois pas que la nuit me fasse peur !
Il
n'y descend qu'une poussière infime
Née
de la terre… En mon nimbe sublime,
Je
passe outre ![8]
- Qui
a écrit cette pièce ? – demanda Erzsébet
à l'étudiant.
Il
répondit.
Elle
ne se figea qu'un court instant. Mais il s'en aperçut. Il lui en demanda
la raison. Erzsébet répondit, en s'adressant à
Fellebeau :
- Mon
mari… mon ancien mari… je ne savais même pas… qu'il
écrivait des pièces…
Et
elle écarquilla les yeux et se pencha lentement en avant.
[1] Erzsébet désigne
la femme de Imre Madách
[2] Cette nouvelle a
été publiée aux Éditions des Syrtes dans le recueil
"La ballade des hommes muets"
[3] Ville du Sud-Ouest de la Hongrie
[5] Famille de la haute noblesse
hongroise
[6] Imre Madách, "
[7] ib., p. 160
[8] ib., p. 225