Frigyes
Karinthy :
"Deux Bateaux"
Les
soldats
I.
Au
milieu du deuxième acte il n'y eut plus de doute : ce serait un
succès – au moins cinquante fois salle pleine. Le numéro
à succès avait marché : dans la scène de la
cheminée, Bardocz avait été indépassable, le public
avait raffolé de la musique de "Jupon froufroutant de
dentelle", il l'avait rappelée quatre fois, il en voulait encore,
le public ovationnait et battait le plancher, quatre mille personnes hurlaient
à pleine gorge : « Bardocz, Bardocz ![1] »,
elles n’ont même pas permis qu’on baisse le rideau de fer
entre les actes.
Oui.
Le visage de l’auteur, un rien décrépit, légèrement
poudré, était parcouru de tics nerveux, ses lèvres
tremblaient. Maintenant ou jamais : cinquante fois salle pleine,
murmurait-il dans sa barbe. Puis comme une lame d’épée
effilée l’idée perça son esprit : est-ce que
Roskay a bien revu le rôle du commandant, n’aura-t-il pas un
trou ? Il se répétait mécaniquement la
réplique : « Bella… »,
« Bella, tant pis, ta bouche, ton appétissante grande bouche
rubescente de femme, je la veux, mords-moi, piétine-moi, je deviens
fou… ». Ça devrait tout de même les rendre fous
dans la salle aussi pensa-t-il malicieusement.
Et
ils n’ont pas manqué d’en être fous. La Parady fut
grandiose, La Parady s’est vraiment surpassée !!… hurla
le journaliste depuis le quatrième rang vers Bardocz qui lui rendit un
regard ivre tout en s’essuyant de la main gauche la salive que les
hourras et les bis lui faisaient dégouliner sur le menton. Oui, Parady
jouait le rôle d’une actrice, une actrice brûlante pour
laquelle quatre hommes se mouraient, plus le commandant, ça fait cinq.
Mais elle n’en voulait aucun, elle en voulait un sixième,
l’acteur de cinéma incandescent. « Retour au
lupanar !!! », cria-t-il ou plutôt allait-il crier
à la fin du dernier acte si Parady continuait comme ça.
Géniale
l’idée, mon cher, haleta le directeur, une idée
géniale. D’avoir pensé à y mettre deux
numéros de musique comme dans une opérette. Ça
m’avait fait peur mais je vois que c’est toi qui avais raison.
Tu
m’en diras tant : je sais, moi, ce qui les fait courir. Eh bien,
qu’ils courent ! Tu verras ce que ça va donner au
troisième acte quand le ministre des cultes et de l’instruction
publique râlant de désir attrape le jupon de la femme mais elle
voudrait s’arracher, elle lui administre un bon coup de pied, mais le
ministre des cultes et de l’instruction publique, ha, ha, ha, ce petit
Alcsuth a vraiment, bien trouvé le maquillage, donc le ministre des
cultes et de l’instruction publique ne lâche pas le jupon, il finit
par l’arracher, hein ? Jamais personne n’a rien écrit
d’aussi drôle. Et je n’avais peut-être pas raison de
fourrer dedans Edison aussi ? « Je suis l’inventeur, je
suis l’inventeur, je suis l’inventeur inventif… ».
Mon vieux ils vont beugler comme des fauves. Et le commandant alors ! Le
commandant sur la plage et la lune par là-dessus. à la générale le
vieux Csepre pleurait. Mon vieux. Salle comble, mon vieux, salle comble,
cinquante salles combles garanties.
Derrière
les coulisses quelqu’un mentionna Lajos Sauvage, qui
n’hésitera pas à produire un papier venimeux dans son
journal satirique. Ça ne ratera pas, manifestement il n’a pas
encore digéré l’article de l’autre jour dans le Petit
Journal. Mais qu’est-ce que ça peut nous faire, les femmes sont de
notre côté ! L’agent vient de passer,
l’intérêt est immense, tout le pays est en émoi. Que
dis-tu des costumes ? Des comme ça, on n’en voit
qu’à mes premières à moi. Peut-être tu sais
déjà que je suis en train de la faire adapter pour le
cinéma, Nordiskfilm m’a déjà fait une offre, trois
mille mètres à coup sûr, distribution universelle.
Berkenye,
le mordant critique de La Revue,
faisait doucement claquer ses doigts. Pas de la vraie littérature, on ne
peut pas dire ça, peut-être moins – mais il n’est pas
exclu que ce soit plus. La vie, cher Monsieur, la vie saignante, un morceau de
vie arrachée qui saigne et pantelle encore. Et tout est dedans,
c’est ça, voilà l’important, tout est dedans –
c’est ce que ressentent ces quatre mille personnes, c’est pour
ça qu’elles trépignent. Ivresse, péché, amour
– que de passions déchaînées, voyez-vous. Il
possède les couleurs, le vieux – tout ce qu’il touche se met
à vivre. C’est mon neurologue qui m’a dit qu’il lui en
a longuement parlé quand le sujet de la pièce était encore
embryonnaire. Oui, ça fait forcément son effet –
l’amour c’est quand même quelque chose.
Le
journaliste regrettait infiniment de ne pas pouvoir assister au
troisième acte. Un coursier était venu pour lui, il devait se
rendre aussitôt à
Il
sifflotait admirativement à se figer les lèvres, bouche
bée. Eh bien, cette Teréz Parady est vraiment superbe. Et ce
faisceau de lumière rouge de la cheminée qui l’éclaire !
Pan ! Génial ! Un coup de revolver ?! Donc le commandant
s’est tiré une balle dans la pièce latérale. Quelle
excellente idée, excellente ! La comédienne tressaille de
frayeur. « Vous avez entendu… c’était le
commandant ! » « Qu’est-ce que ça peut vous
faire, Bella, paix à son âme !! Ivresse et amour aux
vivants ! Votre bouche…
vos lèvres écarlates… maintenant… tout de
suite, je veux un baiser… Avant qu’on n’emmène le
cadavre… !! »
Alors
ça, écrire il sait, le vieux. Et cette musique fantomatique en
sourdine, elle va vraiment très bien. Roulement de tambour.
Déjà on apporte le soldat agonisant. Qu’il est bien aussi
ce soir, ce Gyuri Kovács ! Un vrai officier… Il sait mourir
en soldat… Où a-t-il pu apprendre ça ?
« Bella… adieu… je suis tombé comme au champ
d’honneur… Et je veux qu’en guise de drapeau vous me
recouvriez de vos cheveux de bronze brûlants
d’âpreté… ».
Alors
là… ça, c’était beau. Ça m’a mis
tout en sueur. Rideau !!… Bravo ! Bravo !
Génial ! Énorme succès !!
Au
quatrième rang le vieux baron se lève et applaudit à tout
rompre. Un gros banquier haletant comme un phoque lance des appels à
Teréz Parady. Elle a au moins dix-sept rappels. Pour le vieux baron
ça ne m’étonne pas. Êtes-vous au courant ? On le
dit, mais personnellement je ne le crois pas. On ne prête qu’aux
riches. Mais qu’en pense l’auteur ? Il s’en fout, le
principal est que la pièce marche. Il a raison, il n’est pas
con ; une grande dame comme elle a de toute façon droit à
une moralité à part.
Elle
est belle, la misérable, on ne peut pas nier qu’elle est
sacrément belle. Je peux comprendre Szomolnoki.
La
sueur dégouline au front de l’auteur. Il compte les rappels en
tremblant : « neuf… dix… onze… »
Au douzième il a une idée charmante : il conduit
lui-même Teréz Parady par la main, et dans l’orage
déferlant il s’arrête devant les bouches bées et les
cous apoplectiques, il se pose la main sur le cœur, ses yeux
s’embuent de larmes, il désigne l’actrice d’un geste
comme pour se décharger : « c’est elle… elle
que vous devez célébrer… c’est elle qui est grande,
pas moi… C’est elle qui a transformé ma modeste
œuvrette en un chef-d’œuvre universel… », puis
il se prosterne devant le public et colle ses lèvres sur la main maquillée
de la femme.
L’ouragan
se transforme en enchantement hurlant. Vous l’avez vu ? Il a
baisé la main de Parady !! C’est extraordinaire !!
Quelle idée noble et raffinée !! L’auteur !
L’auteur !
II.
- Mon
capitaine, la quatrième compagnie n’en peut plus. Ils ont
marché trente heures, les gars sont exténués.
- Formez
un campement immédiatement, trouvez-moi un endroit. Qu’est-ce que
c’est cette grosse bâtisse ?
- Je
l’ignore, nous n’avons pas trouvé la carte dans le noir. La
patrouille n’a croisé personne, nous avons longé rapidement
le boulevard dans l’obscurité, il y avait des civils qui se
promenaient, personne ne nous a repérés, ils pensaient
apparemment que c’était leurs soldats en exercice de nuit.
- C’est
bien. La quatrième et la cinquième compagnie font irruption dans
ce grand bâtiment et ils y installent leur campement. Deux
éclaireurs entrent par la porte et viennent me faire le rapport de ce
qu’il y a dedans.
- Mon
capitaine, c’est une sorte de bal ou de comédie. Une grosse
baraque, pleine de civils, puis ils n’arrêtent pas de hurler. Puis
deux comédiens peinturlurés sortent devant les tapis, un homme et
une femelle, puis ils font des courbettes. Puis les civils font un boucan pas
possible.
- C’est
bien, mon vieux. Messieurs les officiers, à moi ! Deux compagnies
font irruption dans cette baraque, une par ici, par la grande porte,
l’autre, par-derrière, par la petite porte. Vous sommez les civils
de déguerpir. S’ils résistent, vous cognez, mais seulement
avec la crosse, la baïonnette reste dans son étui. Y a-t-il des lits,
là-dedans ?
- Que
des chaises et des bancs.
- Couvrez
les bancs avec des capotes, une pour trois chaises. Chacun se trouve un coin
pour dormir. Dans une demi-heure tout est réglé, tout le monde
est couché, dort, extinction des feux. Des sentinelles aux portes.
Quatrième compagnie, exécution !
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- Seigneur
Jésus !… Qu’est-ce que c’est ?… Que
s’est-il passé ? Il y a le feu ? Qui sont ces
gens ?
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- Monsieur
le directeur !… Monsieur le directeur !…
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- Tout
le monde dégage ! Dans dix minutes, je ne veux voir ici que des
soldats. Sergent, veillez sur les gars, ce n’est pas la peine de sortir
les baïonnettes, les gens partent tout seuls. C’est bien. Dès
que les bancs seront vides, un détachement ira chercher les capotes sur
les charrettes, vous les étalerez, une sur trois chaises, et ouste, on
se couche ! Ce comédien, il faudra l’arracher de là,
il s’est accroché au rideau, sortez-le prudemment et posez-le dans
- Est-ce
que tout le monde est couché ? Extinction des feux !
Sentinelles aux portes ! Sergent de garde, longez les rangées de
bancs et surveillez. Disposez !
Rataplan,
plan, plan… plan, plan rataplan… !
Soldats,
dormez !