Frigyes Karinthy :  "Deux Bateaux"

 

 

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Parabole sur la mort[1]

 

Ivan Ivanovitch était diplomate. C'est en veston à revers brodés, les jambes croisées et le regard somnolent qu'il aimait rester installé au tapis vert de la table où l'on discutait, où on décidait du destin de millions d'hommes. Plus tard, aux temps de la guerre, il devint conseiller militaire de Nicolaï Nicolaïévitch, et il accepta un rang élevé. Même dans l'état-major il garda son onctuosité de diplomate : ses camarades enviaient sa voix de velours attirante, son allure souple et son aisance terrifiantes comme celles d’un léopard mordant dans la chair vive. Cette supériorité quasiment artistique avec laquelle il savait s'exprimer, statuer du matériau de la guerre, la masse des hommes, comme un architecte traite de pierres de construction ou de ciment, était admirable, c’était celle d’un champion d'échecs qui, les yeux clignés, se concentre sur le seul résultat pendant qu'il ôte un pion de l'échiquier.

Il dit, toute douceur :

- Il convient d'y lancer deux bataillons. Trois lignes de tirailleurs devant, sans tirer, il est inutile de leur distribuer des munitions, on en manque. Leurs corps fermeront de toute façon le passage, ils serviront de protection. La quatrième ligne ouvrira le feu dès que ceux d'en face auront fini avec les trois premières.

Il ajouta, tout sourire :

- Il y a du courant dans les barbelés ? L'équation est très simple : quelques centaines d'hommes assiègent les chevaux de frise, ils se collent dessus, comme le corps humain est piètre conducteur, cela permettra aux autres de grimper par-dessus pour passer.

Au demeurant il parlait peu et toujours sans passion. Ivan Ivanovitch était au fond un homme distrait. Un jour son cheval avait trébuché sur un cadavre qu'il n'avait pas vu et ils avaient culbuté. Les hôpitaux, les transports de blessés ne l'effrayaient pas, l'ennuyaient seulement ; il écoutait avec courtoisie, mais sans y prêter attention, les horreurs rapportées par les médecins. Un temps on le crut sourd. C'était lors de la percée de Gorizia[2] quand l'ennemi, un matin, s'était lancé dans une attaque frontale inattendue : sur une ligne de trente kilomètres tous les canons s’étaient mis à tonner au même moment, à la seconde près. La détonation fut si terrifiante que beaucoup éclatèrent en sanglots ou devinrent fous ; les ondes sonores s'étaient tellement amplifiées et rapprochées que l'air pur était devenu visible derrière les volutes d'un voile violacé. La pagaille était totale à l'état-major. Les officiers chassés de leur lit, les yeux petits et affolés, couraient en tous sens cherchant leur respiration dans cet orage de tourbillons sonores. Ivan Ivanovitch arriva en retard au conseil. Il promena son regard étonné sur tous ces visages blêmes et, avec la supériorité de l'ennui, car on ne pouvait pas supposer qu'il se permettrait une blague vulgaire, il déclara qu'il n'avait rien entendu.

Il n'avait rien entendu et il n'avait rien vu à Lupkov[3], sous Lemberg, ni à Kumanovo[4] – il se tenait là au milieu du pont du Dniestr et acquiesçait lorsque quelqu'un attirait son attention sur les cadavres charriés par le fleuve sous ses pieds. À Radom[5] les Allemands avaient coupé la ligne de chemin de fer et Ivan Ivanovitch croisa sur la route une multitude gémissante, chassée par la terreur blême de Riga, énorme taon agonisant qui dans sa souffrance vide une pelote de vers grouillants. Ivan Ivanovitch contourna la multitude et prit un sentier latéral.

Puis vint la grande débâcle : les fils échappèrent des mains d’Ivan Ivanovitch, cette foule émiettée, désagrégée, ne l'intéressait plus, elle n'était plus un levier à manier, ce n'était plus qu'une poussière desséchée impossible à modeler. À Varsovie il ôta l'uniforme, il n'en voulait plus, il se mit en civil et prit le dernier train en direction de Petrograd. Il avait l'intention d'aller voir le ministre des affaires étrangères ; cette fois il arriverait peut-être à le convaincre que c'est tout de même lui qui avait raison et qu'on eut mieux fait dès le début d'exclure la question des chemins de fer.

En cours de route il eut une idée intéressante, utile à cet entretien. Évidemment, se dit-il avec un brin d'autosatisfaction, personne n'avait songé au paragraphe huit, alinéa six de l'ancien contrat germano-italien. Oui, l'alinéa six selon lequel, dans le cas où un contrat commercial… eh oui, il permettrait de gagner pas mal de temps, on y jetterait encore quelques centaines de milliers d'hommes… Mais Ivan Ivanovitch n'eut pas le temps d'aller au bout de sa pensée parce que la fenêtre lui tomba sur la tête avec un grand fracas, il y eut tout autour une explosion de fumée et de poussière et il perdit connaissance.

Il fut ramené à lui de longues heures plus tard par un sourd grondement lointain. Étonné, il tendit les oreilles : oui, c'était bien des canons qui grondaient. Comment, pensa-t-il, c'est impossible par ici… Mais le grondement ne cessait de se rapprocher, on aurait dit que des milliers de canons tonnaient, des grenades sifflaient, des shrapnells éclataient au-dessus de sa tête à lui faire exploser la cervelle ; très curieusement ça ne l'empêchait pas de distinguer nettement et clairement le cliquetis de chaque fusil à travers ce vacarme infernal.

Il ouvrit les yeux et regarda autour de lui. Quatre murs blancs lui répondirent, une paisible lumière du soir l'arrosait par la fenêtre. Il était couché sur un lit d'hôpital, sous les yeux sévères de deux messieurs à lunettes, probablement des médecins.

- Que se passe-t-il ? dit Ivan Ivanovitch aux médecins sans s'étonner de ne pas entendre sa propre voix, qu'est-ce que c'est que cette bataille infernale sous ma fenêtre ? C'est à devenir fou…

L'un des médecins le regarda avec effarement, secoua la tête, répondit quelque chose mais Ivan Ivanovitch ne pouvait que voir ses lèvres qui remuaient. Il pointa les index sur ses oreilles voulant faire comprendre que ce terrible vacarme de la bataille l'empêchait d'entendre le docteur. Alors le médecin griffonna  quelque chose sur un bout de papier et le lui tendit. On pouvait y lire : "Vous avez été victime d'un accident de chemin de fer, une vertèbre cervicale a été atteinte et apparemment le myélencéphale également. Vos nerfs auditifs sont momentanément insensibles, espérons que cette lésion ne s'étendra pas aux autres organes sensoriels."

- Ineptie, pensa Ivan Ivanovitch. Moi, sourd ? C'est tout le contraire ! Je n'ai jamais encore de ma vie, entendu des bruits aussi effroyables…

Des bruits effroyables. Il commença à écouter, et alors au-delà de la cacophonie des canons et des fusils, d'autres bruits isolés s’immiscèrent dans son cerveau. L'un ressemblait à un lourd râle haletant : le halètement final du soldat montant à l'assaut qui plante sa baïonnette… Il entendit le craquement sourd du sternum sous la pointe… Il entendit le bruit timide du sang qui filtre, puis le jaillissement franc du flot sortant des poumons. Il entendit ensuite une palpitation, il distingua nettement l'effort pantelant des valves cardiaques pour retenir le sang dans le péricarde percé par une balle… En vain, les valves s'arrêtèrent, le battement du cœur ralentit, peina, se raréfia… Puis d'autres bruits… "Aïe, aïe, aïe…", geignit une gorge prise de crampe… "aïe, aïe" puis "Maman"… ou encore "non, je ne veux pas !… oh, je meurs, je ne veux pas…", "aïe, aïe, aïe, on m'a tué, on… m'a… tu… ué, aïe !… aïe !"…, de plus en plus fort, de plus en plus effroyablement, de milliers de gorges, des gorges étranglées poussant des cris perçants, des gorges vomissant. L'une cessa de hurler dans un beuglement allongé, une autre prit sa place. Il entendit toutes ces gorges, ensemble et séparément, il les entendit crier, râler, puis s'éteindre. Puis il entendit des trompettes lointaines, puis comme un orgue de barbarie lanciner un air de crécelle d'une distance inhospitalière, puis il entendit des croassements : le martèlement de becs noirs et sales parmi des cheveux hirsutes. À travers cet horrible grondement des canons, il distingua nettement le giclement d'un globe oculaire crevé quand le bec noir y plongea. Puis il entendit le cri strident d'une femme suivi d'un sanglot violent au loin… le froissement d'un papier à lettres bordé de noir… Mais là il n'en put plus.

Il lui sembla ne se réveiller que plusieurs jours plus tard… réveillé une fois de plus par ces bruits. Mais ce n'était plus simplement des bruits. Un paysage crépusculaire et brumeux flottait devant lui. Étonné, il se demanda où il était couché alors que directement autour de lui tout était noir. Il toucha le tissu et sentit encore sous ses doigts le drap de l'hôpital, et il eut l'impression que quelqu'un lui tenait la tête, mais il ne vit personne auprès de lui et ne vit pas la chambre non plus. Pourtant le paysage s'étalait autour de lui sans même qu'il ouvre les yeux… Il essaya de les ouvrir mais sans y parvenir. Les mots du médecin à propos des autres organes sensoriels lui traversèrent l'esprit… Mais non, le paysage crépusculaire était bien là, il vit nettement les montagnes avec leur silhouette. Non loin de lui agonisait un soldat, sa casquette verte par terre auprès de lui. Une grenade lui avait lacéré la poitrine et ses poumons flasques apparaissaient… Le soldat râlait et gémissait, les yeux exorbités… Puis il vit des centaines d'autres soldats… morts ou agonisants, entassés les uns sur les autres… il vit des rivières sinueuses de sang et de cervelle giclée. Il vit des cœurs fracassés derrière des poitrines fermées comme si tout était transparent… et il vit les soubresauts d'écheveaux de nerfs défaits… Des lèvres et des oreilles et des fronts tressautaient rythmiquement comme les pattes arrachées d'un faucheux sur une feuille de papier.

Il compta ces convulsions régulières… une, deux, trois… Puis il sentit qu'il n'en pouvait plus. Il éclata en sanglots, il sentit la chaleur des larmes qui coulaient sous ses cils raidis. Alors enfin il comprit tout et il fut inondé d'une joie infinie et inconnue. Les bruits confus, terrifiants, s'entremêlèrent et s'unirent en une musique symphonique de plus en plus triomphante… Et les images fusionnèrent sur le fond d’une douce luminosité lointaine, comme les dures lignes de crêtes des montagnes se fondent dans l’étang doré du soleil levant. C’était une immense lumière et une musique claironnante majestueuse. Il sentit qu’il devait pousser un grand cri comme le nouveau-né qui aperçoit le soleil pour la première fois… et qui entend pour la première fois un bruit terrestre, le babillage de sa mère. C’est à cela qu’il pensa et dans sa tête il poursuivit cette idée, ravi et libéré : c’est cela, c’est la vie que j’attendais, moi, nouveau-né, là-bas dans la longue obscurité. C’est la vie… le son et la lumière… Désormais je vois et j’entends ! Qu’il est doux de naître, de venir à ce monde doux et radieux !

Il ouvrit la bouche aspira de l’air frais plein ses poumons. Le médecin se pencha au-dessus de lui et fit signe à la religieuse : c’est fini.

 

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions Ombres Blanches dans la traduction de Péter Diener.

[2] Bataille de Gorizia (Venetie-Friul). 23 juin 1915.

[3] Bataille de Lupkov (Carpates) contre les Russes. 27 mars 1915.

[4] Bataille de Kumanovo (Macédoine). 23 et 24 octobre 1912 entre les Serbes et les Ottomans.

[5] Ville de Pologne