Frigyes Karinthy :  "Deux Bateaux"

 

 

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Soleils[1]

 

C'est vous les jeunes qui avez inventé que la vie est courte – dit le vieil homme doucement. – Vous me racontez des histoires dans lesquelles la vie et la mort ne sont qu'une course comme l'est l'alternance des rouges et des noirs à la roulette. J'ai lu de vous beaucoup de belles pièces de théâtre et de nombreuses belles poésies, plus belles que celles qu'écrivaient les anciens, mais dans chacune d'elles il manquait quelque chose, la chose que vous ne connaissez pas : le temps, perspective de la vie. C'est extraordinaire, vous imaginez la vie comme quelque chose qui ressemble à la naissance ou à la mort ; or on peut naître ou mourir en un jour mais vivre on ne peut pas. Amour, désespoir et réjouissance se succèdent chez vous comme les maillons d'une chaîne, comme si chaque instant de la vie était en soi une vie complète. Ne savez-vous pas combien la vie est longue et combien la douce éternité immuable est infinie, et que les trois ou quatre instants claironnants quand nous sentons et nous reconnaissons notre destinée nagent dans l'océan immobile de cette vie ? Si je me retourne sur ma vie j'ai l'impression de voir s'aligner un millier d'années derrière moi, un long, long livre que j'ai lu pendant mille ans et que j'ai retenu et dans lequel j'ai tout appris. Je revois mon enfance dans un éloignement si formidable et si inhospitalier que vous ne pourriez la comprendre que si vous lisiez l'Histoire ou si vous pensiez aux obscurs châteaux du Moyen Âge. Tout ce qui m'est arrivé, se trouve répandu dans la steppe du Temps comme les ossements des chameaux abandonnés, dispersés à grande distance, sur les routes des caravanes à travers le désert. Incroyablement peu d'événements se sont produits durant toute cette longue, longue vie : c'était une nuit infiniment longue que j'ai passée éveillé et je ne peux rien en dire de plus que ceci : elle a été longue. Vous parlez de soleil et de plaisirs ; me croirez-vous, je n'ai vu le Soleil que trois fois durant toute ma vie. Je l'ai vu trois fois et ces trois soleils sont séparés par des éternités ; trois vies humaines entières qui ne se connaissaient pas et que j'ai aperçues d'ici, de loin, d'un seul regard.

 

I

 

Il paressait sur une grande et large feuille blanche ; plus tard j'ai su que cette feuille blanche était en réalité un miroir suspendu au mur de notre chambre d'enfant. Lorsque j'ouvris les yeux pour la première fois, je me trouvai face à lui. C'était un rayonnement flou, dépourvu de sens, j'allongeai les bras pour l'attraper et je fus étonné de ne pouvoir l'atteindre, j'aurais pourtant tant aimé le caresser ou le porter à ma bouche. Plus tard quand j'ai compris que la chose n'était pas si simple, je me suis fâché et je l'ai oubliée.

 

II

 

Vint ensuite un temps indiciblement long. Une très longue période pendant laquelle très peu d’événements se sont produits, mais d'autant plus en moi : dans mon cœur comme dans ma tête. J'ai un peu grandi, j'ai poussé des moustaches – deux ou trois centimètres en deux ou trois ans – mais il a fallu attendre une quinzaine d'années pour que la couleur de mes yeux fonce un peu. Pendant qu’au-dedans, dans le noir, mes sentiments parcouraient des mondes et des siècles, au-dehors la teinte de mon visage pâlissait très légèrement et deux minces sillons se creusaient autour de mon nez et de ma bouche, c'est tout ce qui changea, vu de l'extérieur. J'étais très impatient d'apprendre la suite et de connaître la chose que j'ai dû attendre pendant si longtemps.

Enfin, un après-midi, j’ai rencontré une femme : vous êtes quelques-uns qui doivent vous la rappeler puisque par la suite, pendant de longues années, toute une éternité m'a-t-il semblé, nous allions toujours à deux parmi les gens. Nous nous rencontrâmes à deux heures de l'après-midi et jusqu'à sept heures nous restâmes ensemble. J'étais un jeune homme, je m'étais mis dans la tête de la conquérir. Je commençai à lui parler et elle m'écouta avec recueillement : elle était très belle et embaumée de parfums capiteux. Nous nous prîmes la main et la gardâmes serrée. Nous nous fixâmes un rendez-vous pour le lendemain, mais elle ne vint pas, certainement un malentendu. Alors je me suis mis en colère et je me suis posé de sérieuses questions : le désir de cette femme était très vif en moi. Nous nous revîmes, le désir m'avait déjà rendu à moitié fou – puis nous nous perdîmes de nouveau, en principe sans espoir de nous revoir.

Ce jour-là, c'était un après-midi d'automne, j'ai compris que toute ma vie je ne ferais désormais que désirer cette femme et qu'aucune autre femme ne signifierait rien pour moi. Et ce que j'attendais et ce que je voyais et ce à quoi j'aspirais, était justement cette femme, celle que je ne pouvais avoir. L'avoir compris m'a rempli d'un calme heureux et infini ; j'ai décidé de mourir, de mourir heureux et satisfait, parce que j'avais aimé. Je me rendis sur la rive du fleuve, là je m'assis et j’ai pleuré. J'ai caressé l'herbe près de moi et j'ai pensé que l'herbe était aussi douce et aussi soyeuse que ses cheveux à elle. L'eau du fleuve, douce et murmurante, me rappelait sa voix ; au toucher le firmament était aussi soyeux que sa peau. Une heure passa ainsi, une main s'appesantit sur mon épaule, la sienne. Je ne me retournai qu'à moitié, je continuai de pleurer et elle s'assit auprès de moi. Nous restâmes assis là durant des heures et nous sûmes que nous ne pourrions plus nous séparer. Quand je me suis retrouvé seul en ce soir calme et paisible, je ris, je me suis lavé dans l'eau du fleuve. J'ai discuté avec les arbres et les arbres me tendaient leurs branches aussi gracieusement que les femmes quand elles tndent leur bras pour le baisemain. Le vent enrobait mes mains et mes pieds de son voile fin et bleu.

Et à ce moment-là j'ai aperçu le Soleil pour la seconde fois de mon existence : il descendait dans le ciel entre deux montagnes ; il était brillant, chaud et convulsif comme le doux cœur chaleureux d'une femme derrière la double couverture de blanches dentelles et de peau de chamois rose.

 

III.

 

Et puis de nouveau ainsi, tout le long d'une vie d'homme. De nouveau l'obscurité et le brouillard durant de longues, longues années, un brouillard quelquefois lumineux – ces images, je les revois comme vous feuilletteriez un livre sur la Renaissance. Oui, en ce temps, la nature toute entière avait un sens : dans les arbres coulait du sang humain et notre imagination surchauffée peignait tout en doré. Tout cela n'exerçait un effet sur moi que dans la mesure où cela servait mon plaisir ; les objets étaient tous tantôt durs tantôt doux – doux comme le giron de la femme et durs comme l'épée.

Mais un jour, bien des années plus tard, j'appris que la femme me trahissait. Vous vous gaussez de moi car je suis vieux et je dis cela dans le plus grand calme – pour vous la trahison d'une femme signifie mort et désolation, pistolet, noir ravin ; parce que vous ignorez le sens du temps. Ce jour-là, cela s'est passé le soir, j'étais comme vous ; je me suis arrêté hébété au milieu de ma chambre et je m'attendais à assassiner quelqu'un. Mais je n’ai tué personne, je suis sorti dans le bois voisin et j'y ai passé la nuit. J'ai essayé de revoir le visage de la femme tel que durant des années, tremblant et le cœur serré je le guettais. Je l'imaginais et je m'attendais à ce que mon poing se referme et que mon cœur soit pris du spasme mortel de la jalousie. J'ai revu ses deux yeux et sa bouche. Mais à moi il n'est rien arrivé. J'ai pensé, las et résigné, que cela n'était que l'effet du premier choc et que ma vie s'était transformée en un intolérable enfer dont la braise ardente me brûlerait dès le passage de cet étourdissement et jusqu'à la fin des temps.

Mais cette torpeur est passée et il ne s'est toujours rien produit. Le matin j'eus faim et je suis entré dans une crémerie pour y acheter du lait et une brioche. Et pendant que je buvais je sentis le goût du lait : c'était un goût merveilleusement nouveau et dense, un goût que je n'avais pas senti pendant de longues, longues années. J'ai alors compris que pendant de longues années le goût de l'amour s'était mêlé au goût du lait quand j'en buvais et son goût en était altéré.

Ensuite je me suis rendu de nouveau dans le bois et j'en ai aspiré profondément l’air – j'ai senti la lourde odeur de la terre, une odeur fraîche et désaltérante – et j'ai compris que pendant de longues années l'amour s'était mêlé à la saveur de l'air et moi alors je ne ressentais plus l'air.

Déjà ce jour-là j'ai commencé à me douter de ce que signifiait pour moi ce soleil. J'ai regardé un arbre – j'ai vu son écorce et j'ai attendu que les bourgeons jaillissent de cette écorce. C'était un spectacle formidablement passionnant – et j'ai alors compris que pendant toutes ces années l'amour m'avait caché les bourgeons et l'odeur des jeunes pousses.

Des gens allaient et venaient – le visage de tous affichait un monde nouveau plein de vitalité – et moi pendant ces années je n'avais pas vu un seul visage.

Une brique est tombée du haut d'un immeuble en construction – je me suis arrêté et j’ai réfléchi : pourquoi cette brique a-t-elle dû tomber ? J’ai réfléchi et j’ai trouvé et cela m'a rendu ma bonne humeur – oui, je suis chez moi, je suis de nouveau chez moi !

La ville dans laquelle j'habitais depuis dix ans me paraissait si neuve, si fraîche comme si au bout de dix ans j'y étais revenu ce jour-là – oui, je me trouvais chez moi dans cette ville que je n'avais pas vue depuis dix ans, parce que j'avais beau l'habiter, je me trouvai en prison, captif de l'amour.

Je titubais, étourdi de joie et d'ivresse, et entre deux rues je me suis trouvé face à la ligne d'horizon – et à cet instant le Soleil s'éleva au-dessus de l'horizon – et moi je reçus le Soleil dans les yeux, pour la troisième fois de mon existence, radieux et claironnant. Et à ce moment, comme quelqu'un qui s’éveille en sursaut d'un long, long sommeil, je me suis frotté les yeux et j’ai compris que pendant de longues, longues années l'amour m'avait dissimulé le Soleil et obscurci sa couleur.

De nouveau c'était le printemps dans le monde et dans mon cœur, et moi, je me tenais les bras ouverts dans ce printemps et j’ai crié, heureux, vers le soleil levant : "Ô, ma vie retrouvée ! Ô, plaisir redécouvert de l'existence et de la connaissance ! Je ne l'aime plus ! Seigneur, Seigneur, bienheureux Seigneur, Dieu bon et miséricordieux, je ne l'aime plus !"

Et dans mon bonheur j’ai pleuré ; je me suis allongé dans l'herbe et j’ai serré contre moi la terre recouvrée pour redevenir son fils chéri, son maître et son roi – cette terre qu'on avait failli m'arracher.

Mais cela aussi s’est passé il y a longtemps, il y a immensément longtemps – une nouvelle obscurité a suivi. Si j’ai eu raison, quand j’ai dit oui ou quand j’ai dit non, il me semble que c'est seulement maintenant que le sais, comme un hésitant qui compte sur ses boutons : oui, non, oui, non, et avec le dernier bouton affirme très fermement : oui ou non – tout en sentant intérieurement qu'il le dit uniquement parce que ce bouton est le dernier, et non parce qu'il croit que son conseil est juste.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée dans la revue "Coq Héron", n°185, en 2006.