Frigyes
Karinthy :
"Deux Bateaux"
Le visage de l'Âme
Je
ne suis membre d'aucune société scientifique et je ne suis pas
non plus familier de la physique expérimentale au sens où les
spécialistes reconnaissent le savant. Quelqu'un qui ne maîtrise
pas bien la terminologie ne peut être un expert à leurs yeux. Ces
quelques mots rapides et décousus, je les jette ici, je ne les destine
pas à des spécialistes, d'ailleurs au public non plus. Je les note
plutôt pour moi-même, pour un usage ultérieur, je souhaite
fixer à la hâte les résultats que je ne détiens que
depuis quelques heures à peine ; ils sont tellement excitants que
je serais bien incapable de communiquer sur-le-champ une image cohérente
et exhaustive de ma découverte.
Bref :
il s'agit d'une expérience d'optique simple en soi que, après des
recherches menées durant des années, j'ai enfin réussie
aujourd'hui et qui atteste la validité de mes hypothèses. Je
serais bien incapable de mesurer dès à présent
l'importance pratique et théorique de ce succès. Une chose est
certaine, c'est qu'à la suite de cette expérience s'ouvre une
catégorie de phénomènes extraordinaires et inconnus, et
pour m'adapter en une seule phrase innocente à mon état
d'âme actuel : le mystère de la vie est désormais
devenu d'un soupçon moins épais.
Les
préliminaires suivants me paraissent s'imposer :
Je
m'occupe de psychophysique depuis de nombreuses années ; non sur
une base déductive ni spéculative, mais à la
lumière de la lanterne sourde de l'intuition, en tâtonnant dans le
noir, partout où des symptômes incompréhensibles et obscurs
troublent l'ordre cohérent des méthodes scientifiques. Je crois
en la science ; je crois que ce qui n'est pour nous que mystère et
obscurité ne l'est qu'à cause de la faiblesse de nos yeux, je
crois que des lois simples et irréductibles englobent notre univers.
Mais c'est justement parce que je crois au progrès du savoir humain, que
je ne crois et ne peux croire en aucune méthode ou théorie
scientifique qui traînerait tristement derrière la lueur rampante
de la connaissance intérieure et secrète afin d'en faire un
lampion enfermé dans une bouteille qui brillerait avec plus de
lumière que la recherche psychologique mais qui resterait immobile et
n’éclairerait qu’un territoire réduit. Cette
méthode donne une orientation à la pensée et la fait
travailler en la faisant tourner autour d'elle, mais cette pensée tourne
sur place, sur elle-même et ne conduit pas vers l'avant. Je ne connais
qu'une unique méthode : ne croire en rien, ne
légiférer sur rien, savoir que notre cerveau, cette machine
imparfaite, ne peut produire que de l'imperfection, par conséquent ne
pas chercher des tenants et aboutissants en nous-mêmes mais au dehors,
dans l'existence qui, elle, est créatrice.
Jeune
homme, j'étais fortement neurasthénique et sujet à des
visions. Souvent, le soir, la lumière éteinte, une tête
blanche apparaissait dans un coin et s'approchait de moi en grandissant ;
je hurlais et appelais à l'aide. Parfois, des mains me touchaient le
visage puis disparaissaient. Rien que le souvenir de cette tête me
remplissait d'une telle terreur que souvent, même le jour, je refusais de
rester seul dans ma chambre ; c'était toujours la même
tête et y penser me torturait chaque jour davantage.
Par
la suite, déjà physiquement plus fort, cette vision est devenue
moins fréquente. Mais un jour j'ai vu l'image photographiée d'un
esprit dans un ouvrage traitant des sciences occultes ; la prise de vues
faite à la lueur instantanée du magnésium était
réalisée, paraît-il, par un des adhérents, mais moi
j'en ai eu des sueurs froides dans le dos : c'était ce visage-là dans ses contours blancs flous,
des traits longs, évanescents. Dès que je fus
éclairé par cette image, à l'instant même j'eus de nouveau
ma vision mais non évanescente ni spectrale : dans la
pénombre j'ai vu une chambre où une jeune fille pâle
était assise, les paupières fermées et autour d'elle des
gens au visage ordinaire, étonnés.
À
partir de ce moment une intuition obscure vécut en moi : des signes
souvent moqués et souvent niés sont en relation physique
étroite avec des signes reconnus et assimilés depuis longtemps.
J'ai commencé à étudier les théories des visions à
la hauteur de mes moyens. Sur un point j'étais en accord avec elles pour
affirmer que les visions sont des images réelles
et non rêvées, (à moins que nos rêves soient
également réels ? Cela se pourrait !) qu’au fond
de nos yeux, sur la macula de la rétine apparaît une image réelle, fixée, de ce que
nous voyons, et à la manière d'une longue pellicule qui fixe les
images successives de la cinématographie, un mécanisme infiniment
complexe engrange quelque part tout ce que nous avons un jour vu dehors en ce
monde. Il se peut alors que ce processus s'inverse quelquefois (l'image
cachée dans notre œil se rembobine et projette sa copie dans
l'espace vide) et alors nous voyons figures et images sur la page noire du
vide : c'est la vision.
Je
crois en la matière dont nous venons et j'ai senti qu'il ne pouvait pas
en être autrement. Et un jour, j'étais en train de méditer
sur tout cela, la possibilité de l'expérience que j'ai
exécutée cette nuit m'est soudainement venue à l'esprit
d'elle-même. S'il en est ainsi, me suis-je dit, alors il est certain que
tout notre cerveau fonctionne sur cette même base, par conséquent
la pensée n'est autre qu'une reconstruction, une évocation et une
association d'images que nous avons un jour engrangées. De là ne
restait qu'un pas pour conclure que les images doivent apparaître sur la
macula pour que nous en prenions conscience, pour qu'elles nous viennent
à l'esprit, pour pouvoir les évoquer. Oui, la pellicule,
négatifs d'images photographiées il y a longtemps, défile
devant la macula, et c'est ce que nous appelons pensée et imagination.
Mais
comment le prouver ? Si nous regardons dans nos yeux ou dans ceux
d'autrui, l'œil devient immédiatement un miroir et il ne
reflète rien d'autre que celui qui regarde. Pourquoi ? Parce que
derrière c'est l'obscurité et l'obscurité fait miroiter la
surface transparente. Si on regarde dans la lentille d'un projecteur quand la
lampe n'est pas allumée derrière la lentille, on ne voit rien
d'autre que son propre visage, alors que l'image à projeter se trouve
bel et bien entre la lentille et
La
conclusion était simple à tirer. Si, directement derrière
le cristallin et la rétine, il était possible d'allumer une
petite lampe qui éclairerait l'œil de l'intérieur, alors l'image réelle que nous appelons notre pensée et notre
imagination se projetterait dans l'espace à travers l'image vue et le
monde disparaîtrait devant nous et en même temps apparaîtrait
sur le mur d'en face ou un écran l'image agrandie de ce que nous pensons…
Dorénavant
l'expérience se réduit à un seul point : est-il oui
ou non possible d'éclairer l'œil par l'intérieur ? J'ai
d'abord songé résoudre le problème par une intervention anatomique
brutale : introduire par les narines une petite lampe électrique et
la placer derrière l'orbite oculaire. J'ai un peu exploré ce
terrain mais il s'est avéré que c'est impossible.
Le
reste, je peux le résumer en quelques mots. Pendant de longues
années j'ai cru que l'expérience était
irréalisable. Voici quelques mois, j'ai pour la première fois
entendu parler d'un produit secondaire dérivé du
mésothorium[1],
capable de rendre visible même l'os. Je me suis procuré quelques
grammes de cet élément encore sans nom. Durant deux mois je
n’ai rien fait d’autre que des hypothèses et divers calculs
pour déterminer l’intensité et la distance
nécessaires pour placer le foyer de tous les rayons de ma lumière
appliquée sur la paroi adverse du crâne entre la rétine et
le cristallin.
J’ai
achevé mes préparatifs cette nuit : mon instrument, le petit
bonnet au mésothorium, je l’ai mis sur ma tête et j’ai
tiré les rideaux noirs de ma chambre.
En
face de moi, sur le petit écran de toile blanche, une tache circulaire
est apparue au même moment ; j’ai immédiatement reconnu
la tache jaune clair de ma rétine, agrandie mille fois. J’ai
été pris d’une immense excitation. J’ai pensé
à mon enfance quand je pressentais qu’un jour je
découvrirais de nouveaux phénomènes, le fondement de
nouvelles connaissances. À ce moment précis est apparu sur la
tache ronde de l’écran un sentier forestier sinueux bordé
de sapins vénérables, un petit garçon blond
s’approchait sur le sentier, pensif, les yeux bleus grands ouverts. Je
l’ai aussitôt reconnu, c’était moi à
l’âge de dix ans, et la forêt n’était autre
qu’un détail de notre lieu de vacances de cette
année-là.
Ensuite
les images ont commencé à se succéder, des bois, des
champs, des montagnes, des vallées ; puis j’ai vu des
pièces et des personnes depuis longtemps oubliées.
Il
m’a fallu quelques minutes pour me ressaisir. Je veux voir moi-même, me suis-je dit
fermement, mon être véritable, cette chose abstraite que
j’appelle : moi.
Et
alors la tache jaune s’est opacifiée. L’instant suivant est
apparu au milieu un visage blême et flou. J’ai ressenti des
frissons glacés dans le dos : c’était
bien ce visage-là, la vision qui me terrorisait, et
c’était bien le même visage que j’avais vu dans le
livre où on avait photographié l’image d’esprits lors
d’une séance de spiritistes.
J’ai arraché le
bonnet de ma tête et rétabli la lumière. Quelques heures
plus tard j’ai recouvré mes sens, et maintenant je suis assis
là et j’essaye vite, à la hâte, de noter noir sur
blanc ce que j’ai appris. J’ignore pour l’instant ce que ma
découverte aura apporté et la signification qu’elle prendra
jamais, j’ignore aussi quelle catégorie de
phénomènes j’ai ouvert à la science, l’avenir
nous le dira, après d’autres longues séries
d’expériences et de théories. Mais, au-delà de toute
théorie ou explication, avant le grand travail, qu’il me soit
permis de ressentir l’excitation qu’a ressentie Volta quand, au
bout du fil métallique trempé dans de l’acide chlorhydrique
la cuisse de sa grenouille coupée et inerte s’est contractée
pour la première fois sous l’effet de forces inconnues.