Frigyes
Karinthy : "Ô, aimable lecteur" (objet)
Mes poches[1]
Ce titre, je le note comme ça,
provisoirement, le temps de me rappeler le sujet d’un
intérêt immense et d’une importance considérable sur
lequel je souhaite écrire, ou plus exactement le temps de retrouver ce
que j’ai déjà noté sur un bout de papier, bien
sûr, je m’en souviens parfaitement bien, c’était un
morceau de papier à carreaux, je me rappelle même qu’un des
coins était corné, et que j’avais noté mon sujet en
vitesse dans le coin gauche, je me le rappelle bien, j’ai même
pensé : voilà enfin un thème grandiose, une idée
excellente propre à résoudre des problèmes, une
idée qui me plaît, que j’aurai enfin plaisir à
développer – c’est donc ce que j’ai pensé et je
l’ai même noté aussitôt, simplement ce que
c’était ne me revient pas ; autrement tout va bien, dans
quelle poche ai-je pu déjà le mettre ce bout de papier, mais je
vais le retrouver à l’instant, après tout on n’a au
maximum qu’une douzaine de poches, quatre au pardessus, à
l’extérieur et deux à l’intérieur, quatre au
gilet, trois au pantalon, je vais les parcourir en vitesse, en attendant je
demande au lecteur de bien vouloir patienter, ce papier n’est pas perdu,
je me revois parfaitement en train de le gribouiller et je me rappelle
même ce à quoi je pensais pendant que je notais, je ne sais plus
ce que j’ai noté, c’est tout.
Ce n’est pas ça, ici dans la
poche supérieure intérieure du côté droit,
c’est un tas de je-ne-sais-quoi, un tas de papiers agglutinés que
depuis des mois je retire systématiquement tous les soirs de ma poche,
je le pose près de moi sur la table de nuit, avant de le remettre le
matin tel quel dans ma poche. Qu’est-ce que ça peut bien
être au fait, il faudrait quand même le regarder un jour puisque si
je le garde si précieusement depuis un an, j’ai bien dû
avoir une raison de ne pas le jeter. Tiens, ce sont deux feuilles
dactylographiées pliées en deux, flûte, mais c’est le
synopsis du film de ce pauvre machin, il me l’avait donné en me
priant de bien vouloir le remettre à ce… comment
s’appelle-t-il, mais si possible le jour même parce qu’il
avait un urgent besoin d’argent. C’est normal, je n’ai pas pu
le jeter celui-ci, mais les autres, ce petit cahier par exemple,
qu’est-ce que c’est, une liste de prix de pièces
détachées, comment ça a pu aboutir chez moi ? ça a l’air important, les
pages sont même découpées, des choses sont même
notées dedans, pas de mon écriture, il est vrai, mais quand est-ce
que j’ai eu besoin de pièces détachées ? Et
pourquoi je garde ça ? Eh, je ne me rappelle pas, remettons-le, je
dois sûrement en avoir besoin, ça me reviendra. Ici il n’y a
rien d’autre sinon un morceau de caoutchouc, qu’est-ce que
c’est ? Ah oui, c’est ce qui s’est détaché
de mon stylo il y a deux ans, le voilà donc, ce que je l’ai
cherché, j’ai tant querellé ma femme, j’étais
persuadé l’avoir mis dans son sac à main, à la fin
je l’ai fait refaire pour quatre couronnes, j’en ai fait un bruit,
pauvre femme, c’est quand même elle qui avait raison, elle
prétendait que je l’avais rangé dans le tiroir
inférieur.
Voyons, qu’est-ce qu’il y a
dans l’inférieure gauche extérieure ? C’est mon
petit canif qui s’est cassé, ça, c’est une grosse
vis, à quoi ça sert ? Je la jette, puis une longue ficelle,
je la jette aussi… Je la jetterai, pourquoi la garder sur moi, mais pas
tout de suite, pour le moment refourrons-la dans la poche, maintenant je
n’ai pas le temps, je noterai de la jeter. Ah tiens, je l’avais
même déjà noté, c’est là sur ce papier
chiffonné qui me rappelle que la ficelle ne sert à rien,
qu’il faudra la jeter à l’occasion ; là il y a
un autre papier sur lequel j’ai noté que je ne devrais pas
encombrer mes poches de toutes ces bricoles inutiles. Mais maintenant il ne
s’agit pas de ça, chaque chose en son temps, là je cherche
quelque chose – qu’est-ce que c’est que ça dans
l’inférieure droite extérieure ? Des lettres ?
Une lettre non décachetée ? Tiens, je ne l’ai
même pas lue encore, flûte, crotte, c’est moi qui l’ai
écrite, il y a des timbres dessus – oh là là ! Voilà pourquoi ce Kulcsár ne me répond pas depuis trois mois,
parce que c’est moi qui n’ai pas posté la lettre ! Ce
que je lui en ai voulu, j’en disais partout du mal, que c’est un
salaud. Vite, retour dans la poche, je la posterai aujourd’hui
même.
Ça, c’est ma montre, puis un
autre couteau, et ça là c’est un briquet, en panne depuis
six mois, je ne trouve nulle part de pierres à briquet, et là
deux plumes rouillées, puis trois cigarettes cassées, ici un
étui vide, que peut-il contenir normalement ? ça, c’est un ticket de
tram, ça un billet de théâtre de 1905, une carte de visite,
ça un petit sachet, avec dix petites pierres dedans, à quoi
ça peut servir ? ça
pourrait bien être des pierres à briquet, je sais qu’un jour
j’en ai acheté, mais pourquoi faire des pierres à
briquet ? Je ne m’en souviens pas, c’était il y a
longtemps, puis une boîte d’allumettes.
Ça, c’est mon porte-monnaie,
mon mouchoir, un fume-cigarette, puis un autre fume-cigarette, pourquoi je ne
les utilise pas ? Là c’est un morceau de verre, et puis un
nœud…
Que des bricoles… Hou, ça, je
ne le défais pas, il y a dedans mille choses dont il faut
s’occuper, qu’il faut vérifier, maintenant je n’ai pas
le temps pour ça, retour dans la poche… De toute façon je
suis occupé, je cherche quelque chose, mais quoi
déjà ? Ah oui, ce truc, ce carnet où ce papier ou
quoi, je ne sais plus ce que c’était, tout ce que je sais
c’est que c’était quelque chose où j’ai
noté… Quoi déjà ? Ah oui, celui sur lequel
j’ai noté hier de ne pas noter dans l’avenir toutes sortes
d’âneries insignifiantes et de choses personnelles qui
n’intéressent personnes, qui ne regardent que moi, que je devrais
plutôt réfléchir et chercher un thème
sérieux, d’intérêt général. Bon, d’accord,
alors j’arrête de chercher.