Frigyes Karinthy : "Ô, aimable lecteur"
On me fait marcher
J’ai débuté dans la
carrière d’écrivain avec des conceptions grandioses :
sous le pseudonyme d’Homère, j’ai écrit mon
épopée intitulée “Odyssée” que
l’Académie a chaleureusement reçue. Ensuite j’ai
élaboré une épopée en prose, j’ai
baptisé son héros, Jésus Christ, et le livre qui raconte
sa vie, Nouveau Testament. Le livre a eu un grand succès, mais moi
absolument aucun ; il s’est produit une chose incroyable : un
de mes commentateurs, un historien, a tout simplement volé mon
épopée et l’a plagiée dans son œuvre
intitulée Histoire Universelle à un moment où il
n’avait rien d’autre à raconter, tandis que mon héros,
je l’ai probablement trop bien dépeint, le public l’a pris
pour argent comptant et jusqu’à nos jours les gens
s’imaginent qu’il a véritablement existé, pendant que
moi on m’a carrément oublié, on se soucie de moi comme de
l’an quarante.
Je me suis essayé dans
d’autres genres, histoire d’avoir de quoi vivre. Sous le pseudonyme
de Dante, j’ai écrit la Divine Comédie qui sous le titre
Messie a été traduite en allemand, et de là en
hongrois : sous le titre “Ma poule s’est payé une
nouvelle robe !” que Mademoiselle Nusi Bellak a chantée
à l’Orpheum sans indiquer le nom de l’auteur.
Plus tard, sous le pseudonyme de
Shakespeare, j’ai écrit quelques drames, j’ai
également gribouillé quelques dissertations philosophiques sous
les pseudonymes de Schopenhauer et Kant, puis sous le pseudonyme de Goethe
quelques poèmes dramatiques. J’ai reçu une lettre
d’un collectionneur entomologiste qui m’a très poliment
demandé de lui faire parvenir l’insecte “Sagesse
Vitale” en ma possession, étant donné qu’on lui avait
signalé que je m’occupais également de ce genre de choses,
en échange il mettrait volontiers à ma disposition un beau
capricorne velouté d’Afrique dont on ne trouve que deux
spécimens chez nous en Europe.
Après tout cela je suis monté
à la rédaction et je leur ai remis un article intitulé
“La grâce des âmes”. Le typographe avait sommeil et
l’article a paru sous le titre “Ça gratte ma femme”,
en outre il y a laissé de nombreuses autres fautes de frappe.
L’article a reçu un accueil
retentissant, les gens riaient, ils parlaient d’une
révélation, de la naissance d’un nouvel humoriste
d’un genre tout nouveau et irrésistiblement drôle qui sait
exprimer les choses tout autrement : il met tout sur la tête, il
renverse et déforme tout.
Les gens commencèrent à me
désigner du doigt dans la rue, ils se poussaient du coude pour
dire : c’est Kovacsik ; ils se retournaient et me suivaient
béatement du regard.
Mon succès fut
décidément fulgurant. Quelque temps après les gens ne
souriaient plus béatement à ma vue mais ricanaient franchement.
Tiens, là, disaient-ils en pouffant de rire, c’est Kovacsik, quelle
énorme ânerie il a encore écrite celui-là, ben mon
vieux j’ai dû me tenir les côtes, comment on peut inventer
des conneries pareilles, ha, ha, ha, ce Kovacsik est un garçon vraiment
épatant, pour sûr.
Un autre a dit : oh, mais c’est
Kovacsik sur l’autre trottoir, ha, ha, ha… Serviteur, Monsieur
Kovacsik. C’est lequel, lui demanda son ami, mais tu ne vois pas,
c’est celui-là ! – et il m’a enfoncé son
index dans la bouche – c’est le jeune Kovacsik, quel charmant
imbécile, qu’est-ce que je me suis marré avec ses idioties.
Je suis entré dans un magasin pour
m’acheter une paire de chaussures, l’aide vendeur a voulu me faire
essayer un chapeau et lorsque, pris de peur, gêné, je lui ai
demandé ce que c’était, il m’a dit en
hoquetant : un Kovacsik a sûrement dû penser chapeau en
demandant des chaussures, puisqu’il avait entendu dire que j’avais
l’habitude de marcher sur les mains par pure plaisanterie. Enfin il a
fini par m’apporter des chaussures, mais quand j’ai fourré
mon pied dedans elle a miaulé, il y avait caché un chaton, sur
quoi l’aide vendeur a applaudi victorieusement, quelle bonne farce, lui,
il sait comment il faut s’entretenir avec un célèbre
humoriste.
Les jeunes auteurs commencèrent
également à s’intéresser à moi. Cher papi
Kovacsik m’écrivirent-ils, j’ai écrit une bonne
connerie, dans le genre fêlé, à la Kovacsik, à qui
le présenter sinon à papi Kovacsik, n’est-il pas vrai, on
dit que vous boutonnez votre chemise sur votre grain de beauté, c’est
vrai ? Bon, salut vieux.
Où que se produisît une
quelconque aventure impossible, on me le signalait ou on me
l’écrivait immédiatement. Cela pourrait vous servir,
m’écrivait-on. J’entendais des pères de famille dire
dans la rue : « Attends un peu, Malvina, là-bas
c’est Kovacsik, j’y vais pour lui raconter ce qu’a dit le
petit Jenő quand nous l’avons assis sur le pot, il pourra
l’écrire dans le journal. »
Dites donc un peu, me disaient des hommes
gros et musclés en s’esclaffant, comment toutes ces idioties vous
viennent-elles à l’esprit ? Et ils me donnaient une bonne bourrade
dans le plexus ; toutes ces crétineries ? Et ils me boxaient
l’épaule, égrillards ; oh le grand coquin que
voilà ! Et ils me cognaient l’occiput en gloussant ;
où allez-vous chercher tout ça ? Uppercut à
l’estomac ; moi je serais bien incapable d’inventer des
inepties pareilles même sous la torture.
Enfin je parvins sur le champ de bataille
où toute la tranchée éclata de rire à mon
arrivée. Je m’installai dans mon abri, là-dessus tout le
monde s’y rassembla, me poussa en riant pour m’encourager à
leur raconter des bonnes blagues.
Je me récriai, je n’avais rien
dans la tête. Mais si, fais un effort, disaient-ils, et je me suis
forcé, et quelques minutes plus tard je me suis
écrié : ça
y est ! J’ai une balle dans la tête ! –
là-dessus tout le monde a été pris d’un fou rire et
remplis de bonne humeur ils m’ont porté jusqu’au charnier.