Frigyes Karinthy : "Ô, aimable lecteur" (temps héroïques)

 

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grenade lacrymogÈne

 

Euréka ! criai-je depuis ma baignoire, ça oui, ça a un sens, ça commence à ressembler à ce que j’ai imaginé dès le début, mais on ne voulait guère m’entendre. Dans cette guerre on a tout fait indirectement, de façon détournée. La Russie qui claironnait à qui voulait l’entendre qu’elle ne se battait que pour se défendre, défendait les frontières de son pays dans les Carpates ; les diplomates avaient préparé la guerre et les militaires y avaient foncé tête baissée. La bourgeoisie soutenait l’armée pendant que les simples soldats exécutaient les plans des généraux. Tout était très bien pensé mais un peu laborieux à exécuter. Parce que, n’est-ce pas, pour que j’en vienne au mérite de la thèse avancée, des grenades lacrymogènes existaient déjà, et même, en fin de compte, la plupart des grenades ont toujours fait jaillir des larmes dans les yeux des veuves et des orphelins, et si l’on considère le résultat final d’une intention comme le but qu’elle poursuit, il devient évident que le but de l’industrie des grenades n’est autre que de faire jaillir des larmes. Mais comme la réalisation est laborieuse avec les moyens imparfaits d’aujourd’hui, comme cela est indigne au siècle de la vitesse : la grenade arrache d’abord les mains du soldat, ses pieds, sa tête, le soldat est enterré, on fouille ses poches pour retrouver son matricule, on regarde où il a habité et on avertit la famille – le jaillissement des larmes ne survient dans le meilleur cas que quatre ou cinq jours après l’impact de la grenade.

Cette nouvelle invention accélère substantiellement la procédure et ne coûte pas une goutte de sang de plus. On ajoute à la grenade des produits chimiques particuliers qui, en se volatilisant pénètrent dans les yeux de l’ennemi – une seule grenade de ce type peut faire pleurer tout un régiment : des lignes entières de tirailleurs se mettent à sangloter, le chef d’escouade crie en sanglotant : « h… h… hourra ! », le général se frotte les yeux et l’état-major pleure. Pour dissimuler leur émotion, les soldats tournent simplement le dos et rentrent ainsi gentiment chez eux.

Je commence à croire qu’il y aura tout de même une fin. La guerre, ultima ratio regis, est après tout une sorte de raisonnement convaincant, même si les arguments paraissent un peu démesurés. Nous voulons convaincre nos adversaires de notre force, notre justice, nos droits, meurtres et destructions ne sont que preuves inévitables et pénibles de la justice de nos arguments, nous préférerions tous nous passer de cette forme primitive d’argumentation. Quel besoin y a-t-il de mon ultima ratio si l’on m’accorde que je peux prouver en être capable ? Tenez, le Seigneur n’avait nul besoin de nous prouver sa force et sa puissance et de nous faire croire qu’il le pourrait s’il voulait détruire le monde : il ne nous a jamais attaqués, n’est-ce pas, avec des canons de quarante-deux, avec des bombes d’acide bleu, des mines explosives. Si nous étions trop vantards et nous faisions trop les malins, il organisait une petite démonstration navale, il donnait une chiquenaude à la terre, les montagnes se mettaient à trembloter, il nous envoyait une douche, une petite douche de quarante jours et, chatouilleux et rieurs, nous disions : bon, bon, d’accord, nous croyons en toi, tu as raison, mais arrête – alors apparaissait un arc-en-ciel souriant. Vous croyez vraiment qu’il est nécessaire de tuer l’homme pour qu’il admette son état de mortel, et qu’il est nécessaire de lui crever un œil pour qu’avec l’autre il constate notre force ?

La guerre de l’avenir sera plus sage, elle fera davantage appel à la psychologie et à la bonne humeur. De nouvelles découvertes suivront la grenade lacrymogène, j’entends la chanson des temps futurs, mélodie allègre et ironique. Viendront des grenades ricanogènes, des grenades eternuegènes, et il y aura des grenades qui répandront des fragrances, parfums et odeurs de rôtis, et nous comprendront que ces grenades affaiblissent davantage la force de l’ennemi qu’un impact explosif qui lui ampute une jambe, mais éveille en lui une fureur démente et vengeresse, avant de lui donner la force d’une vendetta renouvelée. Et viendra un nouveau Berchtold Schwarcz qui inventera par hasard une nouvelle poudre à canons, une nouvelle substance inconnue qui, en éclatant au-dessus de la tête de l’ennemi, pénétrera par ses oreilles, sa bouche et son cerveau et y sécrétera le réacteur chimique adéquat que nous appelons aujourd’hui imagination et compréhension, sous l’effet de cette poudre les hommes se regarderont, éclateront de rire et s’écrieront dans un grand soupir : qu’est-ce qu’ils nous ont fait faire, ceux-là ? À quel travail inutile et imbécile nous avons gaspillé notre belle force vitale : à tuer et détruire ce qui de toute façon, même sans nous, meurt et périt avec le temps.

 

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