Frigyes
Karinthy : Recueil "Ô, aimable lecteur" (temps
héroïques)
sortie
Moi (Le chef de la famille et maître de la
maison, aussi en tant que Monsieur indigné et abasourdi) : Comment
pouvez-vous ? Sortir après neuf heures du soir sans se soucier de
l’enfant ? Comment osez-vous seulement suggérer une telle
idée ?
Marie :
J’y suis pour rien, Monsieur, je ne le voulais pas mais ce salaud
n’arrête pas de me harceler, il dit qu’il veut me parler
d’urgence – il ne me fiche pas la paix.
Moi : De quel salaud parlez-vous ?
Marie : Ce fainéant, ce bon
à rien.
Moi : Quel fainéant, quel bon
à rien ?
Marie :
Mon fiancé donc.
Moi : Ah bon ?
Marie :
Il dit qu’il peut me causer que maintenant parce qu’à
partir de demain ce ne sera pas possible – et il m’a hurlé en
haut depuis en bas pour que je descende, et lui aussi il fait prier Monsieur
pour qu’il veuille bien me laisser y aller.
Ma femme : C’est inouï !
Moi : Après neuf heures du
soir !
Ma femme : Qu’est-ce qu’il
croit, cet homme ?
Marie : Je sais bien que ce qui ne se
fait pas ne se fait pas, je lui ai même dit – mais il ne veut pas
me ficher la paix pour que je vienne, et il me menace de me quitter sinon.
Moi : Je vais lui montrer un peu
à cet homme, moi ! Alors il ose menacer ? Où il est
celui-là ?
Marie : En bas dans la cage
d’escalier.
Ma femme : Tu ne vas tout de même pas
y aller pour…
Moi (combatif) : Et
comment ! Je ne vais tout de même pas me laisser menacer, moi et ma
bonne avec un revolver sentimental. Sinon il la quitte ! Je vais lui
montrer, moi ! Une sortie après neuf heures du soir ? Je vais
lui dire deux mots à ce gaillard !
Je dévale l’escalier.
L’ami de Marie (attend au rez-de-chaussée. Un beau
garçon, moustachu, sous-officier du train. Trois étoiles au
revers, du trente-huitième, veste extra, la grenade ajustée comme
il faut, pompon jaune à la baïonnette, médaille
commémorative de 1912, cocarde de défense jaune,
fourragère jaune).
Moi (de loin, avant de l’avoir vu) : Non mais des fois, qu’est-ce que vous
croyez… (Je
l’aperçois, je me mets au garde-à-vous, je salue. Ah oui,
j’ai oublié de faire savoir au lecteur que je suis biffin, simple
troufion.)
L’ami de Marie (porte négligemment la main à
son calot) : Salut ! (Me
voyant toujours au garde-à-vous.)
Repos !
Moi : Dites-moi, c’est vous
le…
L’ami
de Marie : Qui
c’est vous ?
Moi : Je voulais demander si Monsieur le
Sous-officier est bien le… le fiancé de Marie ?
L’ami
de Marie : Évidemment
c’est moi. Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
Moi : À moi rien…
L’ami
de Marie : Pas
« à moi rien », mais « au rapport,
à moi rien. »
Moi : Au rapport, à moi rien.
L’ami
de Marie : C’est
mieux comme ça. C’est pas pour dire, mais
les soldats doivent veiller au respect du règlement. Sans ça deux
et deux font cinq.
Moi : Je sais, à vos ordres.
L’ami
de Marie : Non « je
sais, à vos ordres », mais « au rapport,
j’en tiendrai compte ». C’est comme ça
qu’on parle. (Avec bienveillance.) Je vois bien mon gars que dans ta
masure au pied du clocher t’as pas eu la chance d’apprendre le beau
langage, mais alors il vaut mieux que tu te taises quand tu parles à des
supérieurs. Parce que moi, je suis un homme énormément
bon, mais je peux être aussi énormément méchant.
Moi : À vos ordres.
L’ami
de Marie : Bbien. (Avec
bienveillance.) Et où tu vas comme
ça ?
Moi : Comme ça… me promener
un peu…
L’ami
de Marie (fronce les sourcils) : Après
neuf heures du soir ? T’as une permission ?
Moi : Ben, c’est que je n’en
ai pas, aujourd’hui…
L’ami
de Marie : Tu
vois. Et tu voulais aller flâner après neuf heures sans
autorisation. Et si demain je te fichais un motif ?
Moi : Ben…
L’ami
de Marie : Bon, te frappe pas. Je peux aussi être
énormément bon. Maintenant, tu vas gentiment monter au
deuxième et tu vas demander Mademoiselle Marie Morceau – tu
pourras retenir le nom ? C’est bien. Va et dis que le sergent fait
dire qu’elle doit descendre, sinon il ne l’attendra pas. Et ensuite
si t’as tellement envie de filer – je veux
pas le savoir ! Mais fais gaffe à la patrouille.
Moi : Oui, Sergent. Merci Sergent. (Je monte en courant.)
Ma
femme : Qu’est-ce qui se passe ?
Moi (à Marie) : Bon,
d’accord. Ça va, vous pouvez sortir un peu, Marie… Je
n’ai pas vu votre fiancé… Je lui expliquerai la prochaine
fois que ça ne se fait pas… mais pour une fois, vous pouvez
sortir… (À
ma femme.) Tu comprends, je me suis
dit qu’il ne faut pas être trop rigide dans ce genre de
chose… Il vaut mieux faire preuve d’un peu de souplesse et de
compréhension… Quand on le veut, on peut aussi être
extrêmement bon…