Frigyes
Karinthy : Recueil "Ô, aimable lecteur" (temps
héroïques)
Les journaux en
débattaient encore et se lançaient dans des pronostics :
l’un voyait la conclusion dans la question des Dardanelles, l’autre
parlait du blocus de la Grande Bretagne. Parmi les sommités politiques
interviewées, l’une considérait la question comme purement
économique, l’autre jurait que tout dépendait de la
possibilité, en contournant la Bulgarie, de signer le contrat douanier
sous réserve que, d’une part, l’accord scandinave ne viole
pas les intérêts de la société de chemins de fer
perse, et que d’autre part, aux yeux des Américains, la politique
coloniale anglaise ne rende pas impossible le statu quo de la situation centre
européenne concerné par la région minière
australienne.
Pendant ce
temps, un jour du huitième mois de la guerre, le soldat András
Trognon émit un énorme bâillement au fond de sa
tranchée et lança au soldat de première classe
János Kemény :
- Hé,
Meussieur, c’est bien beau tout ça, mais
il n’est pas moins vrai que pour ma part j’irais bien jeter un
œil par chez moi. Ça fait deux jours, je n’arrête pas
de songer à ce mûrier qui se dresse dans le bout de notre petit
jardin et à ce que j’aurais bien envie d’aller y voir car je
vous jure que je n’arrive pas à me rappeler si son tronc penche
plutôt à gauche ou plutôt à droite ; et je
n’aurais pas mon calme avant d’aller voir ça. Je vous dis,
moi, qu’on a assez tué de Polacks et de Serbes, il est temps de
les laisser courir chez eux, eux aussi, pour qu’ils
répètent à leur espèce : vaut mieux pas
chercher querelle aux Hongrois.
Le soldat de
première classe Kemény ne
répondit pas à son subordonné direct, mais ce discours lui
mit la puce à l’oreille. Une heure plus tard il passa chercher sa
gamelle et chemin faisant il lança à son ami le caporal Nemecsek :
- Il
serait temps d’aller faire un tour chez nous, caporal - qu’en
penses-tu ? On commence à nous attendre là-bas, hein ?
Ce
soir-là, le caporal Nemecsek fumait la pipe
avec le sergent Balog au bord de la tranchée,
il regarda les étoiles et dit :
- Tous
ces gens qui sont venus par ici à la frontière il y a un an, ont
fait, comme je le vois, ce qu’ils avaient à faire. Observe-les
bien, sergent, ils ne vont pas tarder à prendre la route de chez eux.
Le sergent Balog ne lui répondit pas, il y fit seulement
allusion, mine de rien, en discutant avec son ami l’adjudant Gomba :
- Il
court une rumeur selon laquelle la paix va bientôt éclater. On
rentre chez nous, chacun continuera son métier.
L’adjudant
Gomba, pays et bonne connaissance de
l’adjudant-chef Tuszkay, passa le matin
à la réserve, il y rapporta la chose que quelqu’un avait
entendue quelque chose, il ne savait pas ce qu’il y avait de vrai.
À cette
époque, l’adjudant-chef Tuszkay mangeait
depuis trois jours déjà à la table des officiers ; il
mentionna à l’aspirant Kovács que soufflaient des vents de
paix, il faut croire que nous avons dû remporter quelque part une
victoire décisive. L’aspirant Kovács bâilla et
s’étira.
- Ma foi,
ce n’est pas impossible. Ça fait un bail que nous faisons
correctement notre boulot.
Il le rapporta
aussitôt à Zsibó, le
sous-lieutenant, qui venait d’être promu le jour même :
on l’avait muté à l’état-major, ce qui lui
faisait d’autant plus plaisir qu’il allait servir près de
son meilleur copain de l’école militaire, le charmant et toujours
gai lieutenant Muki Bársony.
Ils se
réjouirent beaucoup de se retrouver, le lieutenant s’informa sur
la compagnie, le sous-lieutenant lui dit que tout allait bien, ils avaient
atteint la ligne souhaitée de bout en bout, et apparemment les officiers
étaient persuadés que nous avions terminé la guerre dans les
règles de l’art.
- Tiens,
tiens, c’est très intéressant, dit le lieutenant
pensivement. Le soir même il remit la chose sur le tapis, le capitaine
acquiesça avec satisfaction et ajouta qu’il s’informerait
discrètement auprès du commandant pour savoir où en
étaient les choses.
Le commandant
ne put pas dire grand-chose mais d’après lui il
n’était pas impossible qu’il y eût anguille sous
roche. Il fut tellement intrigué par l’affaire qu’il alla
aussitôt voir son ami le colonel : savait-il quelque chose de plus ?
Le colonel trouva moyen d’interpeller le même après-midi son
bon ami, le général de brigade :
- Permets-moi,
juste un mot, lui dit-il après la revue, au flanc d’une colline,
as-tu vu Micskey hier ?
- Pourquoi ?
- On dit
des choses par ici : le général de division est certainement
mieux informé. Vous vous voyez souvent, tu pourrais l’interroger,
qu’est-ce qu’il y a de vrai là-dedans ?
Ils
abordèrent effectivement le sujet ; le général de
division répondit qu’il lui semblait avoir eu vent lui aussi de quelque
chose, mais qu’il était impossible d’être formel sur
ce point, d’autant que son supérieur direct, le
général de corps d’armée jouait personnellement un
rôle décisif dans la prise de position du commandement
suprême, par conséquent ce dont il s’agissait
dépendait en partie de lui.
Il le dit
d’ailleurs aussi au général de corps d’armée
qui à son tour en parla au général
d’armée ; ce dernier ne put l’écouter que
d’une oreille car il était justement demandé par le
commandant en chef pour une affaire d’importance.
En cours de
conversation, le général d’armée mentionna comme
accessoirement que, d’après les meilleurs experts,
l’objectif premier de la guerre était atteint et qu’à
son avis il n’était pas impossible qu’on pût
espérer une paix proche et pour nous très favorable.
Le commandant
en chef fut reçu en audience ce jour-là. Sa Majesté le
reçut amicalement et avec une grande joie, mais on voyait qu’il
réfléchissait intensément à quelque chose. Puis il
dit :
- Il y a
une demi-heure j’ai reçu un émissaire de l’ennemi.
Pleinement conscient de notre supériorité, il nous a
proposé des conditions de paix très favorables. À votre
avis, Excellence, où en est le moral de l’armée ?
Le commandant
en chef réfléchit. Il déclara en pensant un instant
à son entretien de l’après-midi :
- Je suis
persuadé que, sous réserve de pouvoir y parvenir d’une
façon digne de nous, le temps est venu de tendre la main de la paix
à nos ennemis.
- Vous
avez raison, déclara sa Majesté.
Et deux
semaines plus tard, le soldat András Trognon put constater que le tronc
du mûrier au bout du petit jardin penchait vers la droite.