Frigyes
Karinthy : Recueil "Ô, aimable lecteur"
(cabaret)
Le DOCTEUR
le
malade –
(Le
malade est couché dans son lit et gémit. Sa femme est debout au
téléphone.)
Le malade (gémit).
Sa femme
(téléphone) : Oui
Monsieur le professeur, si vous ne pouvez en aucune façon, alors
veuillez nous envoyer le jeune docteur… Oui… Bon, alors,
n’est-ce pas… oui… Donc tout de suite… oui…
Merci… merci, laissez… (Elle
repose le combiné.)
Le malade (pousse un gémissement) : Laissez, quoi ? Qu’il me laisse mourir ?
La femme : Voyons. Il a dit : je vous présente
mes hommages. Je lui ai dit : laissez.
Le malade (gémit)
La femme : Il
parle d’un très excellent jeune homme, il dit : il vient
seulement de passer son doctorat, mais à l’université on
lui prédit un grand avenir.
Le malade : Tu
m’en diras tant. Et à moi, quel avenir me prédit-on
à l’université ? Elle est bien bonne. À
l’université on enseigne aux médecins à
prédire l’avenir ? Autant faire venir une diseuse de bonne
aventure qui me prédirais que je mourrai au lit, dans mes oreillers, et
qu’un beau jeune homme brun pense à toi, et que dans un proche
avenir je recevrai une lettre, et que tu danseras sur ma tombe avec un jeune
homme blond.
La femme : Ne
t’énerve pas, tu te fatigues. Ton médicament amer n’a
pas dû faire son effet.
Le malade (pleure) : C’est
la mort amère qui fera bientôt son effet. Pourquoi veux-tu
absolument danser sur ma tombe ? Qui a déjà vu une chose
pareille ? Ne pourrais-tu pas danser ici dans la salle à manger ou
à la rigueur au Saphir ? Faut-il absolument que tu danses
spécialement sur ma tombe ?
La femme : Allons,
allons.
Le malade (sanglote) : Le
faut-il, le faut-il ?
La femme : Il ne
le faut pas.
Le malade : Promets-moi
que tu ne danseras pas sur ma tombe. Que tu danseras plutôt ici ou alors
où tu voudras.
La femme : Je te
le promets.
Le malade : Et de
toute façon, faut-il absolument que tu danses après ma
mort ? Pourquoi t’es-tu mis ça dans la tête, que tu
devras danser après ma mort ? As-tu seulement un cœur ?
La femme : Mais
moi, je… (on sonne).
Le malade (frémit
et claque des dents) : Harara. Hhrarararara. Braharahabrahaha.
Rababrahaha. Rhubarbarabarbarabarbara. (On
frappe à la porte.)
La femme : Entrez.
Le Docteur (un tout jeune homme. Il ne doit pas avoir plus de vingt-deux
ans. Mais il y a dans ses mouvements de la supériorité, il sait
s’imposer. Il parle lentement d’une voix nasillarde, sur le ton
bienveillant qu’il a dû observer chez de célèbres
professeurs, il y a à peine six mois à
l’université) : Alors,
où il est ce malade ?
Le malade (grelotte
comme qui ne saurait plus parler).
La femme : Mon
mari… Depuis ce matin…
Le Docteur: Depuis ce
matin il a de la fièvre, son pouls est irrégulier, son toucher
gélatineux. Allons, allons, il n’y a pas de quoi avoir peur ma
petite dame. (Il tapote
l’épaule de la femme.)
Le malade (cesse de
grelotter).
La femme (apporte une
chaise).
Le Docteur (s’assoit auprès du malade, il lui tapote la
figure) : Allons, allons,
mon petit. Ce n’est pas grave. Alors, la petite poitrine fait mal
ici ?
Le malade (effrayé) : La petite poitrine ?
Le Docteur: On va voir.
Restez tout à fait calme. (Il
prend la main du malade avec deux doigts, il regarde sa montre. Tous les deux
l’observent, tendus. Long silence.)
Le Docteur (brusquement) : Tiens,
déjà cinq heures et demie. (Il
range sa montre.)
La femme
(étonnée) : Mais…
Docteur… vous pensez à quoi ?…
Le Docteur (bâille, s’étire. Il aperçoit un
tableau) : Un très
beau portrait. Murillo ?
La femme
(étonnée) : Non.
Rippl-Rónai. Pas un portrait, une nature morte.
Le Docteur : Ah,
hé, hé. Ces écrivains modernes ; oh, là là, ce Ady. Ils sont tous fous. Ils ne se
comprennent pas eux-mêmes. (Il se
tourne tout à coup vers le malade, il parle d’une voix
traînante comme quelqu’un qui s’ennuie.) Alors mon petit,
vous avez un peu de rémiscence, mincia, tripocipienciatropiguetitilius,
golecoupitis, ante, apud,
ad, adversum…
Le malade (en
frémissant) : Circum, circa, citra, cis. Est-ce
qu’on en meurt ?
Le Docteur (tapote la barbe grisonnante du malade) : Allons, allons. Un certain pourcentage.
Un certain petit pourcentage. Eh oui. (Brusquement.)
Mais ça peut aussi se résorber. Ça se résorbe.
Ça s’absorbe dans les tissus. Ça s’absorbise dans les petits tissus. Il n’y a pas de
quoi avoir peur, mon petit. (Il tapote
amicalement le malade.)
La femme
(encourageante) : Tu vois
bien, je te le disais, ça s’absorbe dans les tissus et le mal est
fini. Ensuite on n’a qu’à laver le tissu. Écoute bien
le docteur, il sait, lui.
Le Docteur (regarde la femme. Il se lève.) : Allons, allons. Alors ma petite dame,
il n’y pas de quoi avoir peur, en revanche c’est le moment
d’apporter une cuvette d’eau tiède. (Il tapote amicalement le dos de la femme.) Il y a vraiment pas de
quoi avoir peur, le petit vieux ira mieux, il pourra encore faire crac crac.
Le malade (s’inquiète,
s’assoit)
La femme : Crac crac ?
Le Docteur (pince la figure de la femme.) : Allez, ouste, courez, petite madame, et apportez-moi un bon petit
cataplasme bien chaud et sortez la table d’ici.
Le malade (en
pleurnichant) : S’il
vous plaît, Docteur…
Le Docteur (tapote le ventre de la femme.) : Il sera nécessaire de procéder à une petite
intervention dermatique, ce qui ne diminuera en rien
les capacités du petit vieux, ma petite dame…
Le malade (plus
fort) : S’il vous
plaît, Docteur… Veuillez approcher…
Le Docteur : Eh
bien, que voulez-vous ? (Il y va.)
Le malade (en
pleurnichant) : S’il
vous plaît, Docteur… Ne dites pas à ma femme des choses
comme crac crac, parce que ma femme a
été éduquée chez les sœurs.
Le Docteur (furieux) : Allons,
allons. Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous me laissez faire. Vous devez
rester couché, immobile, compris ? (il retourne à la femme qui entre-temps a apporté une
cuvette d’eau. Il se lave longuement les mains tout en parlant.) On
va administrer une petite piqûre avec une petite seringue, c’est
une intervention insignifiante, il y aura un petit saignement, mais il faudra
garder son calme. (À la femme.)
Bon, n’ayez aucune crainte. (Il lui
tripote les hanches.) Alors, petite dame, de quoi avez-vous peur ?
Le malade (gémit
bruyamment) : S’il
vous plaît, Docteur…
Le Docteur (s’approche de lui) : Que voulez-vous encore ?
Le malade (en
pleurnichant) : S’il
vous plaît, Docteur, contentez-vous de me palper moi plutôt que ma
femme. C’est moi le malade.
Le Docteur (furieux) : Bon,
bon, nous verrons si vous serez aussi vaillant pendant l’intervention.(Il lui prend la tête, il la pousse
vers le bas.) Vous ne sentez rien ?
Le malade : Non,
rien.
Le Docteur (lui pousse la tête plus fort vers le bas) : Toujours pas ?
Le malade : Si. La
tête me fait mal.
Le Docteur : Ah
bon ? Hum. Ma petite dame, veuillez vous
approcher.
Le malade : Amália, tu restes là où tu es. Le
docteur finira son travail tout seul. Docteur, vous pouvez me faire cette
piqûre.
Le Docteur (interloqué) : Dites donc, vous avez l’air bien affranchi tout d’un
coup, mon vieux. Veuillez ne pas me déranger.
Le malade : Je
voulais dire par là que….
Le Docteur (hésite. Il pose enfin ses mains sur ses propres
hanches.) : Vous ne sentez
aucune douleur ici ?
Le malade : Non.
Le Docteur : Ce
n’est pas possible. Ici, regardez.
Le malade : Je
regarde.
Le Docteur: Vous ne
sentez rien ?
Le malade : Non,
là où vous posez les mains, sur vos hanches à vous, je ne
sens aucune douleur.
Le Docteur (furieux) : Écoutez,
ce n’est pas le moment de plaisanter. (Il
sort une seringue de sa poche.) On va bien voir…
Le malade : Allez-y,
mais vite…
Le Docteur (interloqué) : Tiens, vous êtes bien pressé tout d’un coup.
Le malade : J’aimerais
déjà être après… Et je n’aimerais pas
abuser de votre temps…
Le Docteur (approche la seringue de sa main. Incertain) : Alors n’ayez pas peur…
Le malade : Je
n’ai pas peur…
Le Docteur (les mains tremblantes) : Si, si, vous avez peur… (Il
hurle) N’ayez pas peur, compris ?
Le malade (hurle
aussi) : Entendu,
d’accord, je n’ai pas peur.
Le Docteur: Ne criez
pas… (Les mains tremblantes, il
saisit les mains du malade.) Comment on peut avoir peur à ce
point…
Le malade : Putain
de merde, je n’ai pas peur, mais allez-y, piquez enfin…
Le Docteur (en frissonnant) :
C’est inouï, à cause d’une petite
piqûre… en avoir peur à ce point… (Suppliant) S’il vous plaît, n’ayez pas peur.
Le malade (rétorque) : Voulez-vous enfin piquer, sacré
nom, et puis déguerpissez… !
Le Docteur: …Ne…
heu… heu…
Le malade (saute de
son lit) : Hé,
Docteur ! Revenez à vous ! Je vous apporte un verre
d’eau ?…
Le Docteur (en tremblant) :
Mais ça alors… avoir peur… à ce point…
d’une petite piqûre…
Le malade : Bon,
bon. Pour l’amour du ciel, allongez-vous. Je vais chercher un verre
d’eau… (Il couche le docteur
tout habillé, il le couvre. Il court chercher de l’eau.)
Le Docteur (dans le lit. En gémissant) : Téléphonez vite à
Maman… Qu’elle envoie chercher un docteur… Dites-lui que son
Loulou est malade…