Frigyes
Karinthy : Recueil "Ô, aimable lecteur"
(cabaret)
le dÉtective[1]
- scÈne -
Personnages : Blitz
Mariska
MÁyer, le
détective
Blitz et Mariska (sont assis à
table après dîner).
Blitz:
Vous avez assez mangé, mon enfant ?
Mariska : Merci,
cher Monsieur Blitz.
Blitz:
Dans ce cas, si vous voulez, on peut attaquer notre sujet, et je peux vous
expliquer pour quelle raison je vous ai prié de venir ici chez moi.
Mariska (les yeux
baissés) : Oh, Monsieur Blitz !
Blitz:
Ce n’est rien, ma chère enfant. J’espère que vous me
considérez comme un gentleman, et vous n’imaginez pas
qu’abusant de la situation d’une femme sans défense je me
laisserais aller à des pensées indécentes.
Mariska : Oh,
Monsieur Blitz !
Blitz
(élève
la voix) : Non, mon enfant. Vous ne devez pas supposer une chose
pareille de ma part. Je n’abuserai pas de votre inexpérience, moi,
pour ainsi dire, je respecte et j’honore votre pudeur virginale.
Mariska (les yeux
baissés) : Merci, Monsieur Blitz !
Blitz
(révolté) :
Comment avez-vous pu une seconde seulement voir en moi un tigre concupiscent
que n’émeut pas la réserve d’un cœur virginal
vertueux ?
Mariska : Mais
alors, je ne comprends pas, Monsieur Blitz…
Blitz:
Je vais vous expliquer, mon enfant. Mais pour cela, vous devez d’abord
savoir qui je suis et quelle activité je mène. Moi, mon enfant,
je suis un simple mais honnête assassin, je survis
d’expédients, fruits du meurtre et du détroussement de dames
solitaires.
Mariska
(étonnée et curieuse) : Vraiment ?
Blitz:
Mon Dieu, il faut bien vivre de quelque chose, n’est-ce pas, mon enfant.
L’un vit de ceci, l’autre de cela. L’un vit d’aider les
personnes à venir au monde, l’autre de les aider à en sortir.
Moi, j’appartiens à cette dernière catégorie.
Mariska :
Vraiment ?
Blitz:
Oui, c’est comme ça. Il faut bien gagner sa croûte. Je
n’ai ni capitaux, ni fortune, je suis trop fier pour mendier, je suis
contraint de vivre à la sueur de mon front.
Mariska (intéressée) :
Et vous gagnez bien ?
Blitz:
Comme ci, comme ça. Ce n’est pas un
travail élégant, croyez-moi. Il faut se donner du mal, se
démener, peiner, se fatiguer un peu, c’est souvent laborieux,
mesquin. Il arrive parfois que la victime se rebiffe.
Mariska : Que
voulez-vous dire ?
Blitz:
J’entends par là qu’elle m’empêche de faire
proprement mon travail, elle me met des bâtons dans les roues. Quand je
veux la poignarder, elle se débat, résiste, s’agite, me
repousse. (Plaintivement.) Est-ce
correct ? Je vous le demande. En quoi ma façon de gagner mon pain
la regarde-t-elle ? De quel droit ose-t-elle m’empêcher de
gagner ma vie ? Est-ce que je l’ai naguère
dérangée dans l’exercice de son métier ? (Il soupire, il fait un geste de
renoncement.) Écoutez, les gens d’aujourd’hui ne
comprennent pas l’âme d’un pauvre et simple assassin. Ils
cherchent à m’attirer des ennuis, ils font du vacarme, ils font
les importants ! (Sa voix
déraille.) Ils ne me laissent pas vivre.
Mariska (avec
compassion) : Pauvre Monsieur Blitz !
Blitz
(la
voix cassée) : N’ai-je pas raison ? Qu’est-ce
qu’ils me veulent ? Je ne piétine l’honneur de
personne. Je ne veux que vivre. (Il sort
un mouchoir, il essuie ses larmes.)
Mariska (le caresse) : Pauvre Monsieur Blitz !
Blitz
(lui
saisit la main, avec gratitude) : Merci, ma chère enfant. Vous
me comprenez. Merci. N’est-ce pas que vous ne serez pas comme ça,
vous ne ferez pas de vacarme – n’est-ce pas, vous ne voulez pas
faire du chagrin au pauvre monsieur Blitz qui a déjà tant de soucis ?
Mariska
(gênée) : Ben – si cela doit arriver.
Blitz:
Non, non, vous êtes beaucoup plus noble, beaucoup plus gentille.
Pensez-y, j’ai vraiment besoin d’un peu de calme. Vous serez la
quarante-deuxième jeune femme que j’aurai l’honneur
d’assassiner. Je vieillis, je n’aime pas le trop dur labeur.
Mariska
(inquiète) : Ça ne me fera pas mal ?
Blitz:
Ah non, pour vous, je vous ferai ça sans douleur. Vous vous assoirez
gentiment, je vous donnerai un narcotique, je vous ferai une anesthésie
locale, je vous tuerai rapidement, je décrocherai vos bijoux, et je vous
rangerai joliment dans un bocal à confiture. Vous serez mon
quarante-deuxième pot de confiture. Vous recevrez une jolie
étiquette dentelée avec nom et âge. Si vous le souhaitez,
je vous mettrai dans du sirop. Les dames plus âgées, j’ai
l’habitude de les mariner au vinaigre. Les bocaux sont là,
rangés dans mon placard.
Mariska : Il
n’y a pas moyen d’y échapper ?
Blitz
(gentiment) :
Bien sûr que non, toutes les portes sont fermées à
clé. (Il regarde sa montre.) Mais
le temps passe, nous devons nous dépêcher, mon ami Mayer, le
détective, arrive à onze heures.
Mariska
(soupire) : Mon Dieu, s’il faut en passer par là…
Blitz
(poliment) :
Que souhaitez-vous, le revolver ou le poignard ?
Mariska : Lequel
est plus agréable ?
Blitz:
Je vous déconseille le revolver, parce qu’il fait de la
fumée, ça pourrait vous faire tousser.
Mariska : Faites
comme vous voudrez.
Blitz
(se
lève, sort un grand couteau et tend la main) : Bon, alors je
vous présente mes hommages, chère Madame, j’ai
été ravi de faire votre connaissance. Vous reconnaissez,
n’est-ce pas, que vous avez eu affaire à un gentleman qui
n’abuse pas de la situation d’une femme sans défense ?
Mariska (en
souriant) : Je suis ravie de vous avoir connu, Monsieur Blitz. Dieu
vous bénisse. Je vous quitte.
Blitz
(lui
baise la main) : Ravi moi-même, cela m’a fait très
plaisir, adieu. (Il poignarde Mariska
avec son couteau.)
Mariska (fait un geste
d’adieu) : Au revoir, Monsieur Blitz ! Venez me voir dans
l’au-delà ou écrivez-moi si vous avez le temps.
Blitz
(se
prosterne) : Bien entendu, merci beaucoup, un grand honneur pour moi,
ha, ha, adieu !
Mariska (fait un geste
d’adieu) : Au revoir ! (Elle
meurt.)
Blitz:
Faisons vite, récupérons les bijoux (il soulève le cadavre et le porte vers le canapé, mais
entre-temps on frappe à la porte). Eh bien, qui c’est ?
Qui est là ? (Il pose le
cadavre sur une chaise.)
MÁjer (vêtement provincial, le chapeau
tiré sur l’œil, parle en provincial) : Bonjour chez
vous.
Blitz
(calmement) :
Allons, Maître Májer, pourquoi me
dites-vous « bonjour chez vous » alors qu’au
café vous avez coutume de m’interpeller par un « salut
mon pote » ? Bon, asseyez-vous.
MÁjer (gêné) : Vous
faites erreur… je…
Blitz:
Allons, Monsieur Májer ! Au demeurant,
comment allez-vous ? Comment vont les enfants ? Une
réévaluation de vos traitements, est-elle prévue ?
MÁjer (gêné) : Mais,
je vous en prie – sachez que je ne suis pas un détective, mais un
naïf vieillard de la campagne qui a fait irruption ici en se trompant de
porte.
Blitz
(rit) :
Bon, ça va Monsieur Májer. Asseyez-vous
quand même.
MÁjer (se gratte l’oreille) :
Êtes-vous tout à fait certain que je suis Májer,
détective de la police nationale ? Pouvez-vous m’identifier
avec certitude ?
Blitz:
Bien sûr. Vous avez dans votre poche un paquet de jeu de cartes que vous
avez emprunté au garçon il y a une demi-heure.
MÁjer (fouille dans ses poches) :
Vous avez raison. (Il pose son chapeau,
s’assied sur la chaise, découvre le cadavre avec
étonnement, le salue.) Je vous souhaite le bonjour.
Excusez-moi…
Blitz:
Laissez, Maître Májer, une vieille
connaissance. Elle ne nous dérangera pas. Je vous écoute, quoi de
neuf ?
MÁjer : Eh bien, cher Monsieur Blitz, le
fait est que je mène une enquête en partie dans l’affaire du
meurtre de la rue Répa que vous savez –
et en partie dans l’affaire d’une nouvelle disparition.
Blitz:
Qui donc a encore disparu ?
MÁjer : Une certaine jeune fille
nommée Mariska Darab. N’en avez-vous pas
entendu parler ?
Blitz:
Si, je la connaissais. C’est chez moi qu’elle était
dernièrement.
MÁjer : J’en étais
sûr, les pistes conduisent par ici. Que savez-vous d’elle ?
Blitz:
Tout ce que je sais, c’est qu’elle était ici
dernièrement.
MÁjer : Rien de plus ?
Blitz:
Rien de plus.
MÁjer : Hum. (Il réfléchit.) Dites donc, l’affaire va
être coriace si les pistes s’arrêtent… (Brusquement.) Ça y est,
j’ai une idée ! Qu’étiez-vous en train de faire
quand je suis arrivé ?
Blitz:
Je m’apprêtais à dîner.
MÁjer (ironiquement) : Ah bon,
à dîner ? Et vous apprêtiez-vous à dîner
seul ?
Blitz:
Bien sûr, seul.
MÁjer : Hum. (Il réfléchit.) Encore une mauvaise piste. (Brusquement.) Ça y est !
Dites-moi – mais regardez-moi bien dans les yeux – à quoi pensiez-vous
tout à l’heure – ne pensiez-vous pas à
l’éventualité d’assassiner une certaine jeune
fille ?
Blitz:
Pas le moins du monde.
MÁjer : Hum. Encore une mauvaise piste. (Brusquement.) Ça y est !
J’ai une idée ! (Il
désigne le cadavre) : Je vais vous coincer. Qu’est-ce que
c’est ? Qu’est-ce que c’est ?
Blitz:
Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça devrait
être ? Vous ne voyez pas ?
MÁjer : Alors quoi ?
Blitz:
Un gramophone. Vous ne voyez pas ?
MÁjer (étonné) : Un
gramophone ? En êtes-vous sûr ?
Blitz:
Eh bien, vous êtes miraud !
MÁjer (abattu) : Ben… vu
d’ici, ça avait plutôt l’air… hum…
Blitz:
L’air de quoi ?
MÁjer (honteux) : Mais ne vous
moquez pas de moi.
Blitz: Ne craignez rien.
MÁjer : Ha, ha, ha… l’air
d’un cadavre de femme… ha, ha, ha…
Blitz: Ha, ha, ha… très drôle… ha, ha, ha…
MÁjer : Ça alors… ha, ha,
ha… c’est la meilleure… ha, ha, ha… qu’en
dites-vous… (Brusquement sérieux, il se gratte la
tête.) Hum. Mais alors cette piste n’est pas la bonne non plus.
Eh bien, eh bien.
Blitz:
Écoutez, Monsieur Májer, parlons
franchement. Vous me soupçonnez, moi, d’avoir tué Mariska
dont on a perdu la trace.
MÁjer (sévère) :
Ça ne marchera pas. Si je vous l’avoue franchement, alors vous
faites attention, et vous ne vous trahirez pas.
Blitz:
Vous n’avez qu’à me poser des questions embarrassantes.
MÁjer (se tape la tête. Avec
gratitude) : Vous avez raison, vous vous rendez compte ?
J’ai complètement oublié. Hum… Ben… heu…
heu… ne connaîtriez-vous pas par hasard une question
embarrassante ?
Blitz:
Ben… heu… par exemple… si je suis chrétien ?
MÁjer : C’est excellent !
Blitz:
Bien sûr que c’est excellent. Mais ne vous fatiguez pas.
D’ores et déjà, je déclare que je nie avoir
tué Mariska, ainsi que les quarante-deux autres femmes qui se trouvent
dans le placard, rangées dans des bocaux à confiture.
MÁjer (réfléchit) :
Ce n’est pas bon. Ce n’est pas bon. Le fait de nier vous rend
encore plus suspect. Parce que, pourquoi niez-vous, n’est-ce pas ?
Quelle raison pouvez-vous avoir de nier ? Vous devez craindre les conséquences,
n’est-ce pas ? Si vous n’aviez pas commis les meurtres en
question, pour quelle raison nieriez-vous ? Hein ? Ha, ha, ha !
Ça, c’est pensé, hein ?
Blitz:
C’est fort !
MÁjer (fier) : Je pense bien que
c’est fort. Maître Májer peut vous
en apprendre des choses.
Blitz
(s’ennuie,
bâille) : Écoutez, Maître Májer,
dites-moi quand même, quelles sont les traces qui conduisent
jusqu’à moi.
MÁjer : Quelles traces ? Si vous
voulez. La vieille, la dernière des disparues, possédait un
mouchoir rouge, mon enquête l’a établi. Eh bien. Je vous ai
vu au café et j’ai observé que vous avez sorti de votre
poche un mouchoir blanc. Pourquoi, me suis-je demandé. Parce que, me
suis-je répondu, le rouge, il l’a laissé au cou de la
vieille. Il n’a plus que des blancs. (Il
ricane.) Hein ? Ha, ha, ha ! Hein ? Que dites-vous de
Maître Májer ? C’est fort,
hein ? Je crois que c’est fort.
Blitz:
C’est fort ! Donc, celui qui n’a pas le mouchoir rouge sur lui
est l’assassin.
MÁjer : Voilà. C’est
ça.
Blitz:
Dites-moi, Maître Májer, avez-vous un
mouchoir rouge ?
MÁjer (étonné) : Non.
Blitz:
Dans ce cas il existe une deuxième piste. Je vous la recommande. Ne
seriez-vous pas l’assassin ?
MÁjer (se tape la tête) :
C’est vrrrai ! (Il serre longuement la main de l’autre, avec gratitude.)
Merci, cher Blitz ! Dieu vous bénisse… Mais alors, où
est-ce que je peux bien me trouver maintenant… ?
Blitz:
Vous venez de partir… si vous vous dépêchez, vous avez une
chance de vous rattraper…
MÁjer : Je cours ! Dieu vous garde,
Blitz !… merci… (Il sort
en courant.)
Blitz:
C’est à nous maintenant ! (Il
attrape Mariska et la porte vers le canapé.)